#carnet individuel | Géraldine Queyrel

Je n’aurais pas dû
Nous n’aurions pas dû tourner la première page de ce carnet et nous convaincre que tout se terminera une fois que nous aurons tournée la dernière. 
Nous n’aurions pas dû accepter de sortir de la douce anesthésie des jours qui filent. 
Nous n’aurions pas dû croire que d’arracher les mots au réel serait chose évidente.
Nous aurions dû laisser tout cela à des chercheurs aguerris car nous trouverons assurément quelque chose qui ne ressemblera pas à ce que nous sommes venus y chercher. 


Ce n’est pas moi c’est mon double
Tes jambes basculent et entraînent dans leur mouvement le haut de ton corps. Tu es à présent à la verticale. Assis tout au bord du matelas. Quelques secondes. Tu ne bouges plus. Derrière toi l’empreinte de ton corps sur le drap froissé est déjà tiède. Le fin duvet sur tes avant-bras se dresse . C’est  le signal que tu attendais. Cette fois-ci c’est tes épaules qui amorcent le mouvement de bascule vers l’avant. Les jambes, passives, se contentent de verrouiller tes genoux sous le poids de ton corps dressé.


Salle d’attente
Obscurité | le corps du chat tout enroulé contre le ventre | une respiration lente, régulière, apaisante | le léger frémissement des oreilles | se propage sur la crête des épineuses vertébrales | vient mourir dans la queue | la respiration lente, régulière , apaisante | cet air froid mais seulement sur le visage | un corps chaud confortable | exception faite de la vessie trop tendue | ce corps de ce chat tout enroulé contre un ventre | tendu | l’encadrement de la porte entre la chambre et le bureau | à l’horizontale | des meubles du bureau | ces formes sues plutôt que réellement visibles | une fenêtre | ni volet | ni rideau | point de lune | pas encore un soleil | le pinceau des phares d’une voiture sur le plafond blanc | ronronnement | du moteur | et / ou | du chat | Silence  


Dénombrements
Trois mètres séparent les salles numéro un et numéro deux qui sont deux salles strictement identiques dans leur dimensions c’est-à-dire approximativement dix mètres sur six mètres sur trois mètres soit un volume d’air proche des cinq cent mètres cube contenu dans chacune des deux salles où sont allongés deux patients que nous appelleront pour plus de commodité patient numéro un dans la salle numéro un et patient numéro deux dans la salle numéro deux trois mètres les séparent je le sais j’ai effectué le décompte exact trois mètres que je parcours de neuf petits pas ou de trois trois grand pas cela dépend si je suis pressé ou non d’aller de la salle numéro un à la salle numéro deux ou en sens inverse indistinctement de la seconde à la première ce qui ne nécessite pas plus de cinq secondes lorsque je prends mon temps avec neuf pas et probablement moins d’une seconde lorsque c’est urgent et que je me contente de trois grandes enjambées dans ce cas j’ai peu de temps pour réfléchir et calculer tous ces chiffres qui au fond sont bien inutiles alors à quoi bon les calculer si ce n’est pour chercher pourquoi je les calcule et c’est aujourd’hui en écrivant ces trois cents vingt-et-un mots sur mon carnet à la date d’aujourd’hui deuxième jour du douzième mois des deux milles vingt deux autres jours qui lui ont été semblables que je trouve la réponse qui épaissit les cinq cents mètre cubes d’air des deux salles ou m’attendent deux patients presque identiques avec chacun deux bras et deux jambes soit huit membres équitablement répartis sur les deux salles à la hauteur de quatre membres par salle et la réponse dans le vertige des deux fois deux yeux qui me renvoient l’image de la maladie et de la souffrance qui n’ont pas de bornes et aussi de la peur et de l’angoisse qui eux ne se chiffrent pas.  


Apprendre à perdre
Un mot. Sur une feuille A5, lignée, bord droit fraîchement déchiré de mon carnet. Ce matin. Un seul mot au stylo bleu. Le dépose discrètement sur un banc. La place est déserte. Seul l’homme qui fait la manche devant Monoprix prend racine depuis hier soir. Son chien, sorte de bâtard beige à poils raides, observe mon petit manège. J’achète un café à emporter et m’assieds sur le banc en face. Pendant un certain temps il ne se passe rien. L’homme et le chien, figés par le froid. Dans mon dos quelques véhicules motorisés. Le temps est à la pluie. Enfin, un homme passe. Pas plus de vingt ans, bonnet froissé. Bleu nuit. Il voit immédiatement le papier blanc sur le bois brun. Ne s’assied pas mais se saisit de la feuille, lit le mot, tourne la feuille, relit le recto, relève la tête. Je plonge dans mon gobelet de carton. Le bonnet tourne sur trois cent soixante degré à l’horizontale, hésite un instant à m’accoster. Je m’absorbe dans la divination du marc de café, déchiffre Jacques puis Vabre. Peut-être le nom du corps à côté du chien ? Lorsque je regarde à nouveau, le bonnet est déjà bien engagé sur la grande rue. Une bourrasque a mis mon mot à terre. La place vibre. Une poignée d’enfants agrippés à une poussette. La femme qui la pousse me dévisage. Figure noire. L’un des enfants en profite, court sous le banc, ramasse la page, la tend à la nourrice, enrobe le tout d’un sourire. Figure blanche. Puis, une main noire agrippe la petite main blanche au flanc de la poussette. L’autre main noire froisse la page blanche dans le sac sous le ventre de la poussette. Je prends la tangente sous le regard du chien beige. Le soir même,  poussé par la curiosité je repasserai près du banc. Peut être y aura t’il la feuille A5, lignée, bord droit fraîchement déchiré de mon carnet. Peut-être aurait-je le courage de la regarder. Peut-être sera t’il écrit au stylo bleu le mot que j’y ai laissé. Peut-être deux lignes plus bas je lirais trois mots de plus. Au stylo. Noir. Alors je m’en irais, la feuille serrée dans mon poing au fond de ma poche.  Au passage, je confierais mon secret a l’oreille du chien beige. Peut-être.
Ose
Sans attendre demain


Changer la place des choses
Laisser tomber un pépin de mandarine dans la plate bande devant la maison, et s’émerveiller devant les minuscules feuilles d’un arbuste au printemps | Oublier son écharpe avant d’aller chercher le pain, et rester cloué au lit au lieu d’aller travailler demain avec ce vilain rhume | Remonter l’horloge d’une petite minute, et retarder ton départ | Oublier le minuteur du gratin de choux fleur et aller s’acheter des pizzas | Ne pas bouger au bruit de la sonnette et se dire que les pompiers n’auront qu’à repasser dans une année | Faire un court compte rendu de cette journée juste avant de se coucher et se dire que c’était une drôlement chouette journée


La scène est muette ( mais vaut de l’argent)
C’est à la boulangerie. Trois fois rien. Un euro la baguette, un euro cinquante le pain au chocolat, deux pour le pain au raisin. Trois fois rien. Mais trois fois rien tous les jours, cela ne fait pas rien. Le temps semble arrêté. Seules les mains de la boulangère s’activent. Elles font passer d’une paume à l’autre tout un tas de petites pièces rouges. Face à elles, il se tient la tête un peu courbée. Cet homme n’a visiblement rien de mieux à faire. La file d’attente qui s’est créé dans son dos fait planer un agacement qui suinte dans l’air : Quelle idée de payer en petites pièces de trois fois rien ! L’homme derrière lui tapote de son ongle sa carte bleue. Sans contact, sans perte de temps. Pas comme tout ce tas de pièces qui ne valent rien… pourtant il ne s’agit que de trois minutes. Trois minutes c’est trois fois rien. Mais trois fois rien tous les jours, cela n’est pas rien. Et puis ce n’est pas rien de payer avec trois fois rien. Tous les jours, cela ne fait que prouver que l’on ne possède que trois fois rien. Moi, ces pièces de trois fois rien, je les entasse dans le petit vide-poche sur le guéridon de l’entrée. Si je m’écoutais je crois que je les jetterais. D’abord parce que je n’ai pas le temps de compter toute cette racaille de trois fois rien, de les trier en petit tas d’un euro pour acheter ma baguette du jour. Cela ne me prendrait pourtant que trois minutes. Mais trois minutes ce n’est pas rien. Et trois fois rien tous les jours, cela ne fait pas rien. Mais la véritable raison est qu’elle me font honte. Parce que payer avec trois fois rien, est une preuve que vous ne possédez presque rien. D’ici à en conclure que vous ne valez rien…. La limite ne tient qu’à un tout petit rien. Et moi je viens de rien. Alors, hors de question de payer avec ces pièces de trois fois rien. L’homme à la tête courbée n’a visiblement rien de mieux à faire. Personne pourtant n’ose faire une remarque: trop peur que la boulangère se trompe et recommence de rien.


Cut up moi ça.
Bon courage ! | Bon courage à toi ! |On se retrouve toute à l’heure | Et bien le J3, il passe à l’as | Monsieur | par ici suivez moi | Prenez place | Tu as des photos ? |Oh il est trop mignon ! | Ma sœur fait des rempla là bas | Il va chez la nounou? | Au bloc? | Non à la crèche | Non en service, moi aussi j’y vais des fois aux urgences ou au SAMU, j’aime bien  | C’est sûr ça change un peu du quotidien | Il a eu une CRP? | Oui oui tout le bilan iono, bilan hépatique, créat | Une minute et 10 secondes…| Pour sortir de là | Ta ta ta, ta ta tam ( fredonné sur l’air du toréador ) | Ok! Et ils ont dit quoi ? | Rires lointains


Rien qu’une seconde.
Tu lèves les yeux sur moi. Je t’ai déjà vu. Bien avant que tu me vois. Je ne te regarde pas, je te connais trop bien: assis, voûté, sale, usé et puant. Pas de temps pour les états d’âme, pas le temps de se laisser aller, pas de temps pour toi. Une seule seconde : mon corps te frôle d’un peu trop près, le bas de mon imperméable touche la capuche de ton sweat rabattue sur ta tête. Ma semelle droite laisse une trace mouillée devant tes jambes repliées contre toi. À l’ultime fin de cette seconde c’est là que tu lèves les yeux sur moi. Mais moi je n’ai pas une seconde. À l’ultime fin de cette seconde je suis déjà loin. Là bas quelque part dans mon monde ou les secondes miroitent d’un éclat d’or. Loin de ton monde. Loin de toi. À l’ultime fin de cette seconde j’ai raté ton regard, je n’y ai pas vu mon reflet: pressé, inconsistant, vide transparent et vain.


Arrêter le monde.
Le réveil n’a pas encore sonné. Quelque part de l’autre côté du globe un homme éteint la lumière. L’homme qui court lorsque je dors et qui se repose lorsque que c’est à mon tour de s’agiter. Le réveil n’a pas encore sonné et dans l’obscurité la terre reprend ses révolutions silencieuses. 


Pendant que.
Pendant que j’écris ce carnet, les mots s’effacent dans ma tête.
Pendant que nous nous agitons, l’autre moitié du monde se repose. 
Pendant que nous prenons du repos l’autre moitié du monde s’agite.
Pendant que je sort les mots de ma tête plusieurs hommes sont morts et plusieurs autres sont nés.
Pendant que j’y pense cela m’empêche de devenir fou. 


Ne pas s’attarder sur. Lorsqu’il s’agit d’envisager la fin, ne pas s’attarder sur les moyens.

Le jour ou le vatican découvrit Photoshop…

Visages d’un trait.Ce sont les yeux. Les yeux qui ne sont pas assortis à tout le reste. Ils sont petits, un peu alourdis par la paupière mais brillent avec une intensité rare. Le reste n’est que peau épaisse parsemée de cratères où les plis ne semblent pas correspondre aux diverses expressions que son visage tente de mimer / Une mèche blonde dépasse de son sweat à capuche noir dont il a rabattu la capuche noire sur sa tête. En réalité tout est noir. Heureusement que le feu est rouge sinon je ne l’aurais probablement pas vu. La mèche blonde, seul signal de son humanité. Il se tourne. Sur son ventre une pancarte blanche / Quelque chose de Romy Schneider, le front haut? Quelque chose d’Elisabeth Taylor, le nez?Quelque chose de Jane Birkin, la liberté? Oh et puis zut! Quelque chose qui n’appartient qu’à elle, quelque chose d’essentiel, inénarrable


Personne d’autre que moi n’aurait remarqué que. C’était dans le passage, à sa section la plus étroite, un peu avant la statue, exactement au milieu de la façade. C’était rond, ou, à postériori, peut-être légèrement oblongue. Gris, plutôt brut et uniforme, mais avec quelques pigmentations verdâtres. Le vert tirait plus sur le bleu minéral du lichen que sur la teinte plus charnelle de la mousse. Sans le petit « clic » je ne l’aurais probablement pas remarqué. Ensuite il a fait « pschitt ». Ensuite j’ai vu une palpitation. Une seule, j’en suis certaine. Tout est allé si vite. Le temps d’imprimer ma rétine et il n’était plus là. 


Ciels du lundi

7h08, lieu: chambre d’Augustine :
Réveiller mon petit nuage. Et sa voix encore toute floue et cotonneuse de ses rêves. Et de penser : Notre père qui êtes aux cieux, restez-y!

8h03, lieu : salle 1 / contexte : coloscopie, gastro-entérologue Dr SA : Lever de soleil par procuration. Affiche publicitaire format XXL sur les immeubles au travers de la vitre teintée. Ils y ont mis les moyens! Ça donne envie! Même s’ils auraient pu faire un léger effort sur les couleurs. 

8h12, lieu : salle 9 / contexte : gynécologie, gynécologue- obstétricien :  Dr SM : Toute une galaxie d’étoiles au dessus de nos têtes…

13h40, lieu : bureau, salade d’endives à la poire et aux noix, dessert si et seulement si j’ai le temps de descendre à la cafet’ : J’ai commencé à manger ma salade à 12h23. C’est marqué sur mon téléphone : à 12h24 la salle 1 m’a rappelé et voilà une heure que j’enchaîne endives/ intubation/ noix/ sédation/ poire/perfusion ( dans cet ordre plus ou moins  approximatif …).  13h39 : Enfin le silence! Le ciel est dans mon dos. C’est décidé, je ne lèverai plus le nez de mon repas! 13h40 :  le ciel m’en veut ! Ce n’est pas le tonnerre mais bien le bruit de l’hélicoptère qui se pose sur le toit de l’hôpital. Par la fenêtre du bureau on ne voit que le carré surélevé de l’héliport. Rien de plus. Les pales vrombissent encore cinq bonnes minutes. Une règle : plus le transfert est long, plus c’est grave. Je parie mon dernier cerneaux de noix que ça va être pour notre poire…

14h30 : lieu : salle de réveil, ordinateur de droite, celui de gauche reste la chasse gardée des infirmières de réveil : Big brother me rassure : quelque part, là-haut, au-dessus des nuages… le dieu des lundis au soleil existe vraiment !


Phrase de réveil. D’abord j’ai pensé nuit après j’ai pensé froid après j’ai pensé quotidien après j’ai pensé que c’était nul après je me suis dit qu’est ce que je vais bien pouvoir raconter après j’ai cherché le lyrisme en moi après je n’ai trouvé que le lit sous moi après je me suis rendormie. 


Il aurait fallu. Il aurait fallu que je joue sans fin, que je m’émerveille d’un rien, que je rêve d’un nuage. Il aurait fallu, tu vois, que je sois encore capable de vivre dans le présent avec toi. Mais moi je ne suis qu’une grande personne et il n’y a guère plus que mes souvenirs qui ont l’éclat que je vois dans tes yeux.


Si loin, si loin. Les cailloux dans la cour crissent sous les roues de la voiture de F. . Exception faite de ce détail, et des fines rides qui bordent ses paupières, rien n’a changé. Les embrassades sont un peu gênées. On tâtonne, on effleure. Les corps sont toujours un peu plus craintifs, un peu plus sensibles à l’absence. Peut-être parce que la peau perçoit tout, sans aucun filtre. Et puis, ça fait combien de temps déjà? Quinze ? peut-être vingt ans que l’on ne s’est pas vus ? Vertigineux ! On abrège les calculs de peur de se trouver trop vieux. Mieux vaut se raccrocher d’abord au présent : viens je te montre la maison, quel âge à ton petit dernier ?  Ce n’est qu’au moment de servir le  café que l’on cède  à l’ivresse des souvenirs. C’est lui qui s’y jette le premier. Tu te souviens de …?, comme une incantation que l’on répète à chaque début de phrase. On ne se souvient pas vraiment. Les détails nous ont, depuis longtemps, fait faux bon. On ressort un carton de photos poussiéreuses de la cave, pour combler les espaces. Le reste, on l’invente. Le chat saute sur les genoux de F.. Cette histoire n’est pas tout à fait exacte. Tout n’est pas tout à fait vrai. Les personnages et les lieux se mélangent et se confondent un peu. Nous le savons tous deux. Quelle importance ? Cette histoire, c’est la nôtre. 


De l’imprévu. Cette après midi j’ai rendez-vous. Le rendez-vous le plus important de ma journée. Je l’ai attendu la matinée entière. Sur mon agenda à spirales, il est surligné de rose. Dans la marge, j’ai tracé un triangle rouge avec un point d’exclamation. Je n’ai rien écrit de plus. Pourtant, le reste de la page est entièrement couverte de mots. Il y a des heures, des  lieux, des noms. Pas de phrases, mais tout un tas de tirets bien alignés suivis de verbes que je n’ai pas pris le temps de conjuguer : faire, aller, rendre, ne pas oublier, appeler, terminer … Et puis il y a ce petit interstice, vide, surligné de rose avec le triangle et le point d’exclamation dans la marge. Je ne veux surtout pas l’oublier ce rendez-vous, c’est le plus important de ma journée. À l’heure dite je ferme mon agenda, coupe mon téléphone, éteins la lumière du bureau. Ma main sur la poignée de la porte d’entrée tremble d’excitation. Je ne sais pas où je vais, je ne sais pas qui je rencontrerais, ni même quand ou combien de temps… ce rendez-vous n’appartient qu’à moi. Cette après-midi,  j’ai  rendez-vous avec l’imprévu. 


A propos de Géraldine Queyrel

Vend des rêves dans la vie réelle Rêve de fiction le reste du temps. Son blog : antepenultiemefr.

19 commentaires à propos de “#carnet individuel | Géraldine Queyrel”

  1. A noter : ne pas chercher le lyrisme en soi au lever. Le lyrisme a ses heures. Il apprécie particulièrement celles où l’on se promène sans avoir de quoi noter. En cas d’écart de température trop prononcé entre l’intérieur (disons sous la couette) et l’extérieur (disons la chambre), le lyrisme ne la ramène pas.