#L3 | Chemin d’Agoretta

Ses yeux sont encore plissés de nuit tapissés de sommeil lorsqu’elle courbe le dos pour s’incliner, pour voir à qui Robert a ouvert la porte en bas si tôt le matin. La première marche de l’escalier grince, l’une de ses oreilles siffle, un train vient de passer, au ralenti, la gare est juste un peu plus bas, elle ne sait pas quelle heure il est, juste qu’il est très tôt, jour pas encore levé et la fraîcheur de l’aube entrée par goulées la porte du bas aussi tôt rabattue – fortement, en une bourrasque, et la veste du pyjama de Robert tache bordeaux soufflée par un tourbillon de mains inconnues qui s’accrochent à lui, sangles de mauvais augures, et le cliquetis métallique de ce qui harponne ses poignets. Ça crie Batasuna ne bougez pas perquisition Antza restez calme Anboto tu la connais Myriam où ? cache…on le sait tais-toi cache tu en es… la cave… Soledad les clefs le cave ta gueule bouge pas on t’a dit ça crie elle n’entend plus rien sidération les taches noires des cagoules le reflet des flingues noir mat sourd armée de frelons hargneux ça crie Robert souffle fort entravé comme le bétail à la foire d’Hasparren Robert ne dit pas un mot elle sait qu’il ne dira rien, jamais.

Passé en trombe chemin d’Agoretta. Ça pue le gasoil dans l’habitacle. Diesel du matin, chagrin. Se plisse de rire tout seul au volant de la fourgonnette, se gondole pour s’arracher au sommeil qui le guette encore. Allume la radio. Passe la main dans sa barbe de plusieurs jours, ça commence à gratter dur. Odeur de la clope du matin encore accrochée à ses doigts. Peut-être qu’il est déjà en retard. Fallait pas boire hier soir. Fallait pas essayer de terminer cette putain de page de BD à tout prix. La sorgina le rend fou – il n’arrive plus à la dessiner comme il la voit. Pourtant il la voit tout le temps ! Merde !! Faites gaffe les gars ! Embardée et coup de frein… y a du monde sur la chaussée devant chez Arrambide. Qu’est-ce qu’ils foutent ? Il se déporte sur la gauche de la chaussée, ralentit n’a pas assez de ses deux yeux pour voir et comprendre en même temps les casques noirs luisants les brassards Bachelet miaule les Corons dans la radio puis les cagoules charbon et la face blanche de Robert juste sorti de sa nuit en pyjama rouge pieds nus il lui a semblé cette seconde où il est passé devant la porte béante ses yeux fixes sous la lumière de l’abat-jour de l’entrée carrelée l’Audi grise un peu plus bas les flics.

Déjà six heures, elle est en retard. Si elle ne se presse pas plus que ça, elle va le manquer le Hendaye Bordeaux de 6H30, et ils ne sont que deux ce matin, deux pour contrôler dix wagons ! et il faut qu’elle se change en arrivant à la gare parce qu’elle a oublié son uniforme hier dans son casier. Fait chier ! S’engouffre en courant dans le chemin d’Agoretta. S’éclate brutalement dans un corps sorti de la nuit jailli devant elle comme la silhouette du méchant dans les cartoons. C’est dur blindé, elle s’est explosé le nez sur un mec plus arnaché que Goldorak. et Batman réunis. Ce grand machin n’a pas de tronche, du tricot noir recouvre son visage il joue à quoi ce con j’ai vraiment pas le temps ni même le temps d’avoir peur d’ailleurs moi je suis Fantômette suis pressée dégage connard… Cet accès est interdit madame vous ne pouvez pas passer par là… Pas d’intonation dans la voix qui lui intime de faire demi tour mais pas le choix non plus… Elle ne sait pas pourquoi mais comprend de suite que c’est sérieux que ça renifle du lourd et que ce sera sans doute dans le journal du lendemain… peut-être à cause de la porte de la maison au numéro 35 ouverte comme forcée et la lumière aveuglante des torches qui se conjugue à celle du lustre de l’entrée carrelée et des reflets incisifs sur les faïences blanches. Les signaux de l’indu dans cette rue qu’elle dévale tous les jours, une partition dont elle ne déchiffre que quelques signes, l’envie d’en savoir plus qui se combine à l’accélération de son coeur le noeud dans l’estomac lorsqu’elle entraperçoit avant de faire demi-tour le visage blafard du mec en pyjama rouge.

A propos de Isabelle Dartiguelongue

Prof de français, je parle chinois aussi, et j'aime quand les deux langues se catapultent. Prof de FLE aussi. J'aime les mots, et courir, et danser - et ici, à Tiers Livre, c'est la valse des mots, les miens, les vôtres. Me sens chez moi, même si très souvent en voyage.