#P3 | cruchade

rue Thiers, il y avait un vendeur ambulant qui criait jonchées, jonchées.
Une jonchée c’est un petit fromage frais emmailloté dans une robe de joncs du marais. Il se mange arrosé de lait d’amande. Elle ne se souvient pas du lait d’amande mais ce nom, jonchée, évocateur de masses de fleurs, de pétales de rose, de Fête Dieu en robe blanche, en fait revenir d’autres, lointains et délicieux à son oreille :
bouquet de langoustines,
merveilles à la fleur d’oranger
soupe de fanes de radis
beurre d’Echillais, la motte sur la table
poulet aux pattes blanches,
soupe à la tomate Royco et montagne de vermicelles.
sanguette, après l’égorgement du poulet dan la buanderie
faire dégorger les escargots dans la farine

Plus au sud, ce n’étaient pas les mêmes noms.
tricandille, bien laver les tripes, ail et persil
ventre de veau,
crépinette aux truffes,
cœur de bœuf farci,
langue de bœuf
cruchade,
tourin blanchi à l’ail
piperade, faire revenir tomates et oignons, casser les œufs dessus
confiture de melons d’Espagne
Henri-Paul Pellaprat

Ces mots savoureux ne sont pas tous si doux ni dénués de symbolisme guerrier ou cannibale. La bouffe ce n’est pas une partie de plaisir, ce n’est pas si délicat.

Dans l’enfance, sa mère faisait une croix sur le pain avant de le couper. Elle avait oublié ce geste et venait de le revoir chez des amis. Surprise et amusement : tiens, ça se fait encore. Et trouble.
Enfant, c’était un rite incontournable, ça se faisait, ça ne se discutait pas. Son retour inopiné l’a troublée : que signifie cette croix tracée au couteau sur ce pain qu’elle va manger ? Son amie Margaret lui a expliqué : un souvenir du dernier repas, une conjuration de la violence potentielle inhérente à tout repas, un raccourci de la communion : le Christ est ce pain, ce pain est paix.
Elle a de sérieux doutes sur cette histoire mais tout de même : l’ami fait ce geste parce qu’il sait que, le faisant, il modifie la nature de ce pain. Alors qu’est-ce qu’elle va manger ? Qu’elle n’y croie pas n’y change rien : c’est fait, c’est fait, le pain est modifié et elle va avaler le nom du corps d’un homme.

Mais, dis-moi, et ce cœur de bœuf et cette tricandille et cette confiture de melon d’Espagne, est-ce si différent ? Tu manges quoi dans ton banquet nostalgique ?

A propos de bernard dudoignon

Ne pas laisser filer le temps, ne pas tout perdre, qu'il reste quelque chose. Vanité inouïe.

4 commentaires à propos de “#P3 | cruchade”

  1. Avec peu d’éléments gustatifs pour créez une scène – et la scène qui la hante – la tension est bien là, le corps par les abats la renforce, cette consigne produit de sacré effets,
    C

    • Merci pour votre lecture. Ça n’a pas été de tout repos d’écrire ce texte. Vous avez raison : heureusement la consigne! Il me tarde de lire le vôtre. Je file lire votre #P2.

  2. Oh, merci, pour ce chemin fait à l’envers de la transsubtantiation, depuis les noms (« bouquet de langoustines,/merveilles à la fleur d’oranger/soupe de fanes de radis /beurre d’Echillais, la motte sur la table /poulet aux pattes blanches,/soupe à la tomate Royco et montagne de vermicelles./ sanguette, après l’égorgement du poulet dans la buanderie/faire dégorger les escargots dans la farine ») qui font rêver et saliver jusqu’à la chose mangée. Merci, pour la question finale « Tu manges quoi dans ton banquet nostalgique ? »qui ouvre dans tous les sens : le symbolique dans ce qu’on mange, le nom, et puis dans l’autre sens, votre texte qui donnerait presque envie de se réconcilier avec la cuisine (ses noms, en tout cas, c’est sûr) et pour un peu de la faire.
    A mon tour une question : ce manger-là, c’est de quelle région ?