De celle qui ne s’y reconnaît

Mais cette manière que tu as de tendre la main. Cheveux tirés fins à l’arrière de la tête, ta tête, plaqués au crâne, ta figure creusée par le temps : sorte de masque taillé à même les os, la peau drapeau en berne s’affaissant par endroit, les pommettes surtout, saillantes et la peau s’y tirant, puis retombant. Ton regard, ce qu’on y lit, ce qui s’y joue, ce qui advient, presque un miracle ton regard : deux yeux fatigués, iris délavé, et ton regard que tant ont ignoré. Quoique plus exactement : sont-ce bien tes yeux qui nous arrêtent, contre quoi l’on butte, qui nous font vaciller ? Ou plutôt ta voix : mince filet d’air gouttant des deux lèvres, souffle que tu souhaiterais pulser mais qui retombe de ce coffre fracturé et se délite dans le froid ? Ce mince filet d’air qui, physiquement, nous oblige. A nous rapprocher, tendre l’oreille : nous rappelle au souci. Nous rappelle. Tes épaules frêles. Frêles épaules où fut déposée une maigre veste bleue, élimée quelque peu, ton visage. Ton visage et – cette manière que tu as de tendre la main. Presque craintive, ta main. Et c’est lorsqu’on y dépose quelques pièces qu’on se rend compte à quel point, cette main, est petite, et frêle, et fraîche. Quelle fraîcheur, cette main. Et douce. Douce, n’oublions pas qu’elle est douce. Comment l’oublier, alors que c’est là ce qu’il y a de plus troublant. La douceur fraîche de cette main. Ou encore la douce fraîcheur. Et t’avoir répondu ce jour-là que tu n’avais pas le temps, que tu devais y aller. Et la voir, cette main, craintivement se rétracter. 

Comme une bête blessée, tu t’es dit. Mais tu as tort : sa main, d’une bête blessée ? Déjà tu ne souhaitais pas te l’approprier, et là voilà qu’elle est désormais : une bête blessée. Vraiment ?

C’est vrai. Je ne voulais pas te faire mienne. Tu sais, ce qu’on dit de l’écriture : ce risque, toujours, de l’appropriation. Les mots en forme de colonisation. De toi. De ta vie. De tes possibles. L’écriture t’arrache à toi-même, te dépossède, s’approprie et ton âme et ton corps : te laisse vide. Dévidée. Alors non : je ne voulais te faire mienne. Tu sais ce qu’on raconte : cet auteur suisse-allemand qui écrivit tant sur elle qu’elle devint étrangère à elle-même. Alors non, définitivement, je n’aurais dû écrire sur toi. Et pourtant tu me restes en tête – tu nous restes en tête. Cette manière de bête blessée – même s’il me faudrait tout arrêter – ; cette manière-là de tendre la main puis de la rétracter, voilà ce qui nous hante.

Et ce jour-ci : te revoir, t’avoir revue, te revoir toi, au même endroit, à demander vingt euros aux passants pour passer la nuit, te revoir et de nouveau ta main. Et nous faisons la même taille, mais c’est dingue à quel point tu parais plus petite. Plus ténue. Et tu t’amenuises. De soir en soir que je te vois. Que je te rencontre. Que nous souhaitons te rencontrer. Et bientôt tu ne seras plus là : présence délavée qui ne laissera aucune cendre sur le pavé.

A propos de Nathanaël

Lapidaire (provisoirement) : étudiante en Lettres et Etudes théâtrales (pour le statut, c'est fait) ; a du mal à s'arracher à Rennes malgré ses études désormais sur Lyon (terres d'élection, fait) ; désir (profond) de retrouver une pratique régulière et rigoureuse de l'écriture après trois années d'obstacles.

Un commentaire à propos de “De celle qui ne s’y reconnaît”

  1. Merci pour ce texte qui m’a fait monter les larmes aux yeux tant il sonne juste, tout en retenue et en émotions respectueuses de l’autre. Bravo !