#P6 Journal

Mardi / J’ai lavé à la main les assiettes et les tasses hongroises que j’ai remontées de la cave dans la malle en osier. À Ozoir, à Férolles, je les lavais déjà à la main à cause des fleurs, de peur qu’elles ne s’effacent. J’ai lavé mes assiettes et mes tasses et je les ai rangées dans le placard, sauf une tasse que j’ai gardée pour me faire un café et une tartine beurrée. Pour midi, ça ira. 

Lundi / J’ai mal dormi. À trois heures, je me suis relevée pour boire un verre de lait comme faisait ma mère les nuits d’insomnie. Puis je me suis recouchée, sous la couette, sous le tableau avec arbre et lune sur fond noir. 

Dimanche / J’ai regardé la mer depuis le balcon. En face, ce sont les collines, en contrebas la piscine. À gauche, au coin du mur, on voit un morceau de mer à travers les arbres, les branches, et parfois un bateau qui passe. On croirait un collage dans un dessin d’enfant, un bateau en papier dans les feuilles. Le cliquetis du portillon de la piscine a sonné l’heure de la baignade pour ces dames les voisines, dans l’air frais de fin de journée. Avant qu’elles ne lèvent la tête ou ne m’invitent d’un geste, je suis rentrée à la maison. 

Samedi / Je suis allée en ville. J’ai regardé tourner le manège, les enfants sur les chevaux de bois. Enfin, chevaux : il y a toutes sortes de bêtes, et même un bateau et un hélicoptère. J’ai repensé à cette scène. Quand il était petit. À la fin de l’été, entre le retour des vacances et la rentrée scolaire, nous allions tous les jours au manège. Une fois, la dernière fois – après, j’ai décidé que nous n’irions plus – j’ai noté que c’était toujours le même petit garçon, tous les jours, qui attrapait le pompon, ou la queue du Mickey. Un enfant rond et sale avec la bouche pleine de chocolat. Et lui, mon petit, avec sa douceur et sa blondeur, il regardait l’autre arracher chaque jour le pompon, un pompon à répétition, et ses yeux se baignaient de larmes et le menton tremblait. Ce jour, le dernier jour, plus tard dans la soirée, j’ai croisé la femme du manège, la dame de la caisse, avec le même enfant rond et la bouche pleine de chocolat, et une barbe à papa, et j’ai compris que c’était son enfant, l’enfant du manège, le favori, grand gagnant du pompon. Quelle misère pour les autres petits qui, les yeux pleins d’espoir, tendaient la main en vain. Oh ! rien de grave. La vie n’est faite que de ça, que de choses comme ça, misérables injustices et coups bas, mochetés injustifiables. Autant le savoir en entrant, en être prévenus, même le menton tremblant. J’en avais fait une histoire de cette histoire, une nouvelle. Je ne sais pas ce qu’elle est devenue. Elle doit être dans les cartons à la cave. 

Vendredi / J’ai croisé les voisines dans le hall, blondes et peroxydées avec la peau huilée et le maillot léopard, à leur âge. Enfin, pas toutes, mais c’est pour dire. Je n’aime pas ces bonnes femmes, avec leur sourire de façade, assoiffées de malheur. Elles s’en bâfreraient, de mes misères, les vipères, si je les racontais. C’est pour ça que je ne raconte pas, à personne ici, sauf à Kristina. J’ai appelé Kristina : elle vient demain, pour le linge et les carreaux. Seule, je ne m’en sors pas – pourquoi je m’en sortirais ? 

Jeudi / Aujourd’hui, j’ai eu envie d’une glace. J‘ai mis mon chemisier crème à pois, ma jupe et mes ballerines noires. J’ai attendu la navette à l’arrêt Lou Castel. Dans la navette, une dame anglaise a demandé son chemin au chauffeur, en anglais. Comme il ne savait pas répondre, elle s’est tournée vers moi. Le chauffeur a fait une grimace dans son rétroviseur, d’un air de dire que je ne suis pas la bonne interlocutrice, que je n’ai pas une tête à parler une langue étrangère. Comme si l’usure du corps me rendait inutile. Alors que j’ai vécu en Australie, tout de même ! Face au mépris, je suis comme un lapin dans les phares : je n’ai pas pu répondre. La dame a demandé à une jeune fille avec des écouteurs. Quel cochon, ce chauffeur ! Condescendance, épaisseur, c’est complet ! Chez le glacier, j’ai pris une boule pistache et une autre vanille, noix de macadamia, avec une sauce royale. Eh bien c’était pas mal. Pas mal du tout. 

Mercredi / J’ai été malade. Je n’aurais pas dû manger comme ça, avec cette chaleur. Mais j’avais faim. Dites ! On ne se contente pas toujours d’un café crème et d’une tartine, même beurrée. Je me suis fait deux œufs au plat avec des pâtes et beaucoup de fromage, en regardant un documentaire animalier. Cette jungle, toutes ces bêtes qui s’abattent, ces prédateurs : c’est effrayant. Puis je me suis assoupie, réveillée par des spasmes – et j’ai vomi, ni plus ni moins, jusqu’à l’épuisement. Dans cet état de fatigue extrême, je voudrais que le corps lâche. Comme la gazelle face au lion. Que ça s’arrête. Je suis dans un aéroport, avec l’envie de monter dans l’avion : retourner au néant d’avant le commencement. En finir avec cette expérience. Ce n’est rien, ce n’est pas triste, ce que j’écris, ou pas plus qu’une chanson. Ce n’est rien, tu le sais bien, le temps passe, ce n’est rien. C’est comme une tourterelle, qui s’éloigne à tire-d’aile, comme un petit radeau frêle sur l’océan. J’aime bien les chansons tristes. Ça annule le mal et c’est le calme après, comme de grands oiseaux blancs. 

A propos de Claire Le Goff

Pratique théâtrale, mise en scène et écriture à Bastia, Compagnie Ghjuvanetta. Enseignement du français langue étrangère. Quelques publications : Mademoiselle Grelon (La Scène aux ados, Promotion théâtre, éditions Lansman, 2015), Des Miettes (recueil de nouvelles La Peau des autres, éditions La Passe du vent, 2015), Café de la Porte Dorée (recueil de nouvelles, concours Musanostra 2018), Contre le mur de pierre, Et sa désolation (recueil à venir, Musanostra 2020). Blog d'écriture en cours, Confiture d'épinards. Heureuse d'être parmi vous !

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