#enfances #05 | préfixe

Pepin-épépiner

Feuille-effeuiller

Graine-égrainer

Fil-effiler

Crème-écrémer

Goutte-égoutter

Dent-édenter

Viscère-éviscérer

Ventre-éventrer

Merveille-émerveiller

Qu’on déguste une madeleine, qu’on entende une grive dans les bois de Combourg, c’est l’enfance. Du moins l’enfance d’un adulte qui se souvient. L’enfant mangeait une madeleine sans émotion particulièrement notable. Il entendait une grive en poussant peut-être son cerceau, mais n’y prêtait aucune attention. L’adulte se souvient. Et, parfois, cela l’émerveille. Hop, le retour dans l’enfance !

C’est, par exemple, l’odeur des fleurs du frangipanier que tu as planté dans le jardin. Elle te rappelle celle de l’huile de monoï Yves Rocher dont s’enduisait ta mère sur la plage en été. L’huile de monoï c’est l’été et c’est ta mère, jeune, les seins nus sur la plage. L’hiver, l’huile se figeait dans la bouteille. Elle devenait blanche et tu t’amusais à la réchauffer dans la paume de tes mains. Déjà, cette odeur avait pour effet de te ramener dans un passé qui n’était, alors, pas si lointain. Est-ce de l’émerveillement ? Non. Mais c’est la raison d’être du frangipanier dans le jardin.   

Le préfixe « é » évoque la séparation ou la privation, plus rarement l’idée d’achèvement ou d’intensité.

Un ballon jaune gonflé à l’hélium t’échappe des mains. Tu le vois monter très vite et se perdre dans l’immensité du ciel. Il te semble que l’océan n’est pas loin, bien que la scène se déroule sur un parking. Tu comprends que personne ne réussira à rattraper le ballon. Pas même ton père.  C’est le mot « appel ».

« Éloignez-vous de la bordure du quai s’il vous plaît, ce train ne prend pas de voyageurs ». Le fracas du train qui ne prend pas de voyageur. Un bruit qui est un souffle aussi et que tu associes au mot « catastrophe ».

Pourtant, certaines expériences de l’enfance sont de l’ordre de l’émerveillement. L’enfant les gardera pour lui et on mesurera leur importance à la façon tenace qu’elles auront de surgir à nouveau sous la forme d’une expérience et non d’un souvenir clôt sur lui-même. Ce que l’enfant découvre alors ne s’ancre pas dans le temps. Il peut être difficile de distinguer un souvenir d’un émerveillement, parce qu’on tient à ses souvenirs et qu’ils nous émerveillent lorsqu’ils nous prennent par surprise. On retiendra donc que le souvenir est clôt, qu’il vaut pour lui-même et retourne à lui-même, tandis que l’émerveillement de l’enfance est irrésolu et…tenace.

On t’envoie acheter le pain du petit déjeuner. Tu empruntes, en ayant conscience de le faire en secret, le chemin qui mène à la plage. L’air est chargé d’iode et annonce, avant que la petite butte ne la dévoile, une mer lisse et sans vague. Et la plage sans personne. Tu associes cela au mot « infini ».

Tu traverses un pont. C’est l’hiver. Le vent est froid. À l’horizon surgit le massif du Canigou dont les sommets enneigés sont vivement éclairés par le soleil de midi. Tu as conscience des voitures qui se croisent sur le pont et d’une odeur écœurante et sucrée qui coule en dessous. Tu t’arrêtes et laisses le froid t’engourdir. Le mot « pureté » reste attaché à cet émerveillement.

On te pose, à moitié endormi, sur la banquette arrière de la voiture. Par de petites routes, on traverse la vigne gelée. Au loin, les lumières orangées de la ville scintillent. La voiture se réchauffe peu à peu. Des obstacles cachent des lumières, mais elles semblent plutôt s’éteindre d’elles-mêmes. Pas encore de mot pour ça.

Et encore moins de mot pour l’émerveillement terne, mais tellement insistant qu’il faut bien le nommer ainsi. C’est le chapeau de cheminée en spirale que tu observes depuis une cour en graviers. Tu le regardes de façon insistante. Il a pris valeur de symbole à force. Il tourne et brasse du vent.

A propos de Pedro Tarel

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