#été2023 #12 | Thomas Bernhard, le fauteuil à oreilles

Elle est assise devant son ordinateur, comme tous les matins. Avant 9h00, elle est seule. Elle vit pour ces quelques heures arrachées. Parfois, elle les gâche. Mais comme c’est elle qui choisit de les gâcher, tout va bien. Tout ira bien. Au bout d’un moment. La culpabilité, la honte, etc. passeront dès les premières heures bien réutilisées. Ça n’a jamais manqué jusque-là. Il y a eu des périodes difficiles, mais toujours, toujours elle finissait par les réutiliser proprement.

Cette sensation, des heures matinales, ces renaissances, ces découvertes, ces moments où. Elle se relève encore de la nuit, tous les matins.

Tous les matins les portes des possibles s’ouvrent. Même peu, même mal. Même à peine.

C’est ce qu’elle se répète tous les soirs difficiles, pénibles, souffrante, errante, hallucinée, dans le lit, au moment où les Zyeux se ferment. Depuis quand ? Tellement loin qu’il n’y a pas de date. Et tous les matins, la magie réopère. Même peu, même mal. Même à peine.

Un rayon de soleil tapant le bouleau esseulé de la maigre bande de forêt laissée là derrière la maison dite « d’enfance », bouleau auquel elle se rattache des yeux par la fenêtre de sa chambre de 4,5 mètres carrés.

Une brume languissante et mystérieuse sur la rivière « d’aujourd’hui », toujours vivante, toujours coulante, toujours là malgré.

Une fenêtre allumée dans une matinée de nuit hivernale dans la rue qu’elle emprunte tous les matins pour aller au travail et cette maigre pensée pour celui ou celle qui n’a pas encore pris sa première tasse de café, elle la leur lance toujours, depuis sa tête sur son vélo : « bon courage ! ». Une solidarité qu’elle exerce seule, c’est la seule manière qu’elle a trouvé pour en exercer une. Toutes les autres formes finissent inexorablement par lui laisser le goût amer de la trahison, consciente ou non.

Dès 9h00, tous les matins, elle ne fait plus qu’attendre le matin suivant.

Tout ce qui se passe dans cette journée ne saurait être au niveau du matin suivant, de toute façon. C’est ainsi qu’elle vit. Dilapidant tout le temps qu’elle a après 9h00. Qu’elle fasse quelque chose ou rien, peu importe. Ce qu’elle attend, ce qu’elle attendra toujours, c’est le matin suivant.

Parfois, il y a des journées avec frémissement. Comme cette fois, elle était gardienne de Hand-Ball. C’était un match comme un autre que tout le monde, y compris l’équipe elle-même, s’attendait à perdre, comme d’habitude. Puis « quelque chose » s’est passé.

*

J’ai vu quelque chose. Était-ce la première fois ? Non. Mais c’était la première fois que je voulais essayer de suivre ce que je voyais.

Je me suis dirigée vers les buts, vers ma place. J’ai commis plus de 20 arrêts par mi-temps. Je voyais littéralement les trajectoires de tous les tirs. C’était si…facile, qu’après le match j’ai arrêté de suivre. Ca n’avait plus aucun goût. J’ai resuivi les trajectoires dans quelques matchs, pendant les deux ou trois années de pratique, juste pour voir. Mais jamais trop longtemps. Trop longtemps, ça perd tout le goût.

Il y a eu cette fois, cette semaine entière d’anniversaire de la boîte pour laquelle je travaillais. J’avais déjà décidé de m’en séparer juste après, mais je voulais leur offrir un cadeau de départ. J’ai donc regardé. J’ai explosé les records de vente. Je veux dire littéralement « explosé ». Jour après jour, ma cheffe venait me féliciter. Le premier jour, en riant. Puis je lui ai dit que ce n’était que le début. Elle a ri, franchement. Le deuxième jour, en riant, un peu moins. Puis je lui ai dit « ce n’est pas fini ». Le troisième jour, interrogative. J’ai humé l’air, et je lui ai dit « il y en a encore ». Le quatrième jour, elle commençait à s’inquiéter. J’ai regardé avec concentration, et j’ai répondu « encore… ». Le cinquième jour, elle est venue me voir avec quelqu’un, un témoin quelconque qu’elle a trouvé dans les couloirs de la boîte. J’ai répondu : « aujourd’hui, c’est aujourd’hui ». J’ai battu le record de vente du rayon cinq jours d’affilés, et avec le résultat du sixième, j’ai battu le record de vente au mois. Puis j’ai enfin pu annoncer que je m’en allais. Je suis repartie un matin sur mon vélo, juste avant j’avais demandé à David des ressources humaines de me trouver une solution pour que je n’ai plus jamais à revenir. Il m’a demandé si je voulais être assisté par quelqu’un d’un syndicat, j’ai ri, et ai précisé oralement « non, ça va aller. ».

*

Pourquoi se sabre-t-elle à ce point ? Pourquoi s’est-elle sabrée à ce point toute sa vie ? Pour la même raison qu’elle a décidée si jeune qu’elle ne se souvient plus de la date exacte qu’elle ne se suiciderait pas. Pas tant que sa mère serait vivante. Pour ne pas lui faire trop de peine, ou de honte, ou. Mais quelque chose d’autre est venu dans l’attente. Dans l’attente qu’elle puisse enfin se reposer. Quelque chose d’indescriptible, elle en a aujourd’hui bien conscience. Mais elle continuera tout de même. C’est là qu’elle se sent « bien », sur le chemin vers ce qu’elle ne saisira jamais pour l’offrir à sa mère. Peut être bien même que les temps sont venus qu’elle arrête enfin d’essayer de le montrer à tout ce qui n’est pas elle. Juste être. Assise. Là. Et sentir la terre tourner sous ses pieds. En souriant.

Tiens, un piano.

A propos de Alexia

Chercheuse par diplôme (Master 2, 2018) en littérature anglaise du 20ème siècle à Tours, indépendante car pas rattachée à une université pour l'heure, je fais des mousses au chocolat, des îles flottantes, du pain perdu caramel, des meringues, des crèmes brûlées...un jour, j'arriverais au niveau de la tarte au citron de Blanche!!! je l'aurais un jour!!! je l'aurais!!! En attendant, j'épluche aussi des pommes...

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