FH Visages

Dans l’ombre, la moitié du visage,  découpe en noir de l’adolescence  face au photographe inconnu. L’autre part : apparaît à la lueur des feuilles posées en contrebas, prêtes à être saisies ou venant juste d’être posées. Dans le creux, l’aigu d’un regard cerné. Un jeune homme debout, lèvres closes. Présence sans tain.

Visage quand le visage n’est plus là : vertige de tout ce qui précipite pour le rappeler.  Etre debout,  dans la peau du sculpteur face à la glaise,  fermer les yeux,  former ensuite  avec les mains qui voient, une boule matrice, enfoncer dans la matière d’abord  le côté vigoureux des pouces puis des autres doigts. Et là seulement chercher  à retrouver dans la terre  posée sur la sellette l’empreinte de ce qui est toujours prégnant. Saisir le voyage avec les mains, avec les yeux. Ailes du nez, un côté aigle en plein vol dans la fièvre et l’autre côté qui redoute la perte du souffle.  Paupières fermées sur le bleu décisif d’une vie  poursuivie à la pointe du pinceau. Joues qui se creusent, pentes de la montagne inscrite à l’encre au sommet des corps traversés. Bouche aux lèvres gonflées de paroles  peinant à sortir  du silence,  couronne de la voix grave rejoignant le livre des morts, lu en face, jusqu’au chant. Oreilles fines, capteurs des musiques éclairant tous les traits saisis par le vertige. Creux secret de l’oreille où ont été déversés dernier chant, dernier poème, là où toutes écoutilles n’étaient pas fermées, malgré l’apparence. Chevelure de volcan sous la neige, et le visage résiste au traitement des laves et des vents contraires avant de s’éteindre.

Lunettes  rondes, ça donne quoi ?  Première fois, les verres progressifs donnent le vertige. On repousse on repousse et puis un jour  il faut bien.  ( Il entoure son crâne d’un foulard et prend un pinceau) On dirait Chardin non ? Mais lui c’était des loupes  et peut-être qu’en voyant mal certaines fois il voyait mieux. Quand on y pense, Léonard, Rembrandt, tant d’autres ne portaient  pas de verres progressifs. Et pourtant, l’atteinte du mystère.

-Ne bouge pas, je prends la photo.

Lumière du nord dans la cuisine, Chardin dans la cité.

Film 1989 :  dans le jardin des artistes,  il parle avec Rios qui a connu la guerre civile en Espagne, a trouvé refuge ici  et fait maintenant pousser les acanthes un peu partout le long des allées,  laisse faire les plantes intruses ou le lierre invasif parce qu’ils font partie de l’histoire des lieux. Rios porte un chapeau de gangster. Les  deux hommes parlent et rient : leur haleine, auréole des mots échangés. Et lui, tête nue, s’éloigne  vers la statue des coureurs de bronze. La caméra le suit, il se retourne  vers l’objectif, sourit dans le froid et  s’éloigne. Musique. Un peu plus loin, zoom profil : froncement des sourcils traduisant l’intensité dans la lumière d’hiver. Une vierge à l’enfant  devient poreuse dans les buissons. Il écarte doucement  les branches pour qu’on  voie la statue  et ce que la caméra saisit de son regard inquiet protège l’image captée.

Epreuve, le manque du visage.

Dans le rêve : sensation du visage parcouru .La caresse est un conducteur  et tous les volumes sont là,  grain de la peau et  souffle aussi. C’est comme la lettre sur les aveugles, donnée par Incarnat dans le noir total d’une salle de la dalle.

Tout ce qu’il a regardé : étang prisonnier de la glace contenu des magasins de papier sourires des nouveaux-nés  fond de coulée sur la table de travail  traces du geste libre  hauteurs vosgiennes provençales japonaises  baies noires de la vigne-vierge autour de la fenêtre avec merle moqueur qui picore mon visage série de rochers dans les flaques salées quand la mer s’est retirée  piles d’ordonnances autres patients  orbes  des carpes lentes remontant à la surface murs blanchis pour suspendre le temps et le travail visiteurs venus voir  l’exposition  fleurs de l’orchidée pilulier jamais utilisé ciel de traîne grappes de raisin insolites dans le jardin de l’hôpital papier essuie-tout pour les derniers croquis.

Voix, trace écrite à l’intérieur.  Et aussi brève vidéo à l’écran, il répond à des questions qui n’ont pas été gardées au montage. Pour  échapper au trop-plein, je ferme les yeux et  en écoutant ce qu’il dit au fil des inflexions graves, je le vois de près. Il se penche bien au-delà des explications.

Dans ces moments-là, quand on attend ensemble  des heures  durant la remontée des produits chimiques minutieusement dosés dans ce qu’ils nomment pharmacie, on se regarde. On absorbe tous les autres visages avant qu’appelés chacun par son nom ils ne disparaissent, avalés par un couloir. Il est comme les autres, plongé dans un état second, saisi par les corps  en attente.  On regarde l’homme seul, peau cuivrée, les yeux clos, si fier dans l’acceptation de ce qu’il ignore.  Quatre femmes qui murmurent dans le coin : l’une est assise par terre et fait minutieusement les ongles de celle qui porte une perruque entourant un visage diaphane. Et eux deux, près du pilier froid, si jeunes,  désespérément enlacés sous les lumières crues  comme avant une arrestation. On se regarde encore.

Tu reviens, je sais. Visage. Présent .En vie.  

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A propos de Christine Eschenbrenner

Génération 51.Une histoire de domaine perdu, de forteresse encerclée, de terrain sillonné ici comme ailleurs. Beaucoup d'enfants et d'adolescents, des cahiers, des livres, quelques responsabilités. Une guitare, une harpe celtique, le chant. Un grand amour, la vie, la mort et la mer aussi.