#L10 Il ne faut jamais fixer le soleil

Elle voudrait y revenir. Cour de la lance, cette rengaine dans sa tête le crissement du gravier sous ses pas, le soleil qui tombe de haut partout dans cette cour territoire des enfants la rampe des escaliers de l’immeuble et ses trois étages pas plus on y vit comme en famille tout le monde se connaît les enfants qui viennent chez les uns parfois les autres on se raconte les nouvelles en se croisant entre deux paliers à l’ombre avant la cour le soleil qui pend aux fenêtres la lumière qui suinte dans les encadrements s’échappe en entrant chez les autres les uns aussi quelques plantes vertes au milieu de la cour attendent l’eau qui ne viendra pas cet été là si il a du pleuvoir et ne pas faire si chaud mais ce jour-là ne s’est pas encore tari dans la nuit le soleil reste suspendu à l’instant l’après ne coule pas ce jour-là est une flaque où rien ne s’écoule pourtant il y a le soleil mais rien ne s’évapore tout reste les graviers sous ses pas la cour et l’immeuble et la porte de ce jour-là est encore ouverte ou est-ce sa plaie qui est restée ouverte elle voudrait un peu de fil recoudre pour recoudre il faut serrer les dents à vif l’aiguille plante le fil passe serrer les dents ou un bout de bois comme dans les films ils font ça et regardent droit la caméra pour que le téléspectateur fronce les sourcils et d’un mouvement la caméra avance jusqu’au fond de la rétine ou un flou artistique dit bon il faut passer à autre chose la plaie est recousue ça elle voudrait bien oui mais les graviers chantent radotent eux aussi sont là en suspens avec le soleil au-dessus qui s’est perdu hésite alors reste là et haut et froid et chaud oui ce jour-là elle transpire à cause du soleil perché comme équilibriste mais au cirque il arrête son numéro redescend on applaudit on fait Oh puis on oublie parce que les paillettes du tour suivant absorbe le précédent qui seront à leur tour avalées par le tigre au fouet ou la chèvre qui fait un tour sur elle-même oui ce jour-là fait un tour sur lui-même stagne bée comme une bouche les dents tombent l’une après l’autre c’est le temps qui passe l’âge qui vient les rides qui font des visages des cachettes où les secrets se perdent ou restent coincés on ne sait pas toujours faire la différence mais ce jour-là béant comme une bouche édentée mais il ne bouge pas figé si c’était une statue vivante comme dans les parcs les jours de touristes une pièce déposée et la vie reprend son cours mais là non des pièces et des pièces elle pourrait en jeter sur les graviers que ce jour-là ne passerait pas mais c’est quoi le temps ça n’existe pas ils disent les choses bougent et on aime se dire c’est pratique même qu’il y a derrière Un temps le chef d’orchestre queue de pie qui bat la musique s’agite et sue et ouvre grand les yeux mais non alors ce jour reste cramponné ne bouge pas car le temps n’a pas prise sur lui alors pourquoi bouger à quoi bon le crépuscule à quoi bon le gilet qu’on dépose sur ses épaules en fin d’après-midi ce jour-là ne connaît pas certains mots ceux qui font les heures qui passent Matin Midi Coucher de soleil Rosée il ne les entend pas langue étrangère même en faisant des gestes parfois on ne se comprend pas et ça elle ne comprend toujours pas vraiment pourquoi ou plutôt comment il reste là pourrait-il s’effondrer quand on court on s’épuise et on s’effondre si possible derrière la ligne d’arrivée mais ce jour-là ne court pas il est hors de l’espace il est hors du temps il est immuable mais il doit bien y avoir un truc comme la colombe dans le chapeau il y a un truc et quand on le découvre la magie oui disparaît mais on est rassuré savoir ça rassure elle voudrait trouver le truc caché qui sait dans les graviers dans l’escalier sous les graviers sous l’escalier de la cour par où commencer c’est comme chercher une aiguille dans une botte un gravier dans le foin lui au moins sent le temps qui passe le foin c’est l’après c’est la fin du printemps c’est du temps qui est passé et on sait que l’année passée et l’année suivante ça reviendra à quelques semaines près c’est selon que mais elle cherche toujours elle commence à compter les graviers car c’est peut-être la seule façon de faire passer ce jour-là l’épuiser en cailloux comptés faire des petits tas de dix ou de vingt ça lasserait le soleil il en perdrait sa superbe de voir sa lumière devenir ombre à force de petits tas qui s’élèvent dans sa cour c’est ça lui faire de l’ombre à ce soleil et à ce jour les faire glisser sur la face cachée ignorer ce soleil qui fixe tout il ne faut pas fixer le soleil ça brûle les yeux mais l’histoire ne dit pas ce qu’il faut faire quand c’est le soleil qui te fixe qui ne te lâche pas qui reste devant tes yeux où que tu sois alors tu fermes les yeux elle ferme les yeux elle peut compter et faire de petits tas les yeux fermés avec la main elle sent déjà l’ombre des petits tas ça propage ça grandit de compter dans le noir matière noire elle se dit qu’elle pourrait creuser là dans la cour son propre trou noir en gravier et si elle se concentre fort bien fort malgré le soleil qui la fixe elle pourrait l’entraîner tout au bord et d’un doigt l’y faire tomber s’effondrer elle pourrait ouvrir les yeux alors ne pas se brûler et alors remonter l’escalier fermer la porte.

Codicille: vous l'avez reconnue? C'est "elle" qui s'exprime parfois dans le PDF. Et ce texte s'effondre dans l'infini tout en éclairant #P2 (l'accumulation Tarkos) ou en le revisitant car rien n'est très clair dans tout cela, mais peu importe. Je me fais confiance sur ce texte même s'il ne cueille pas ce que cherchait François, je l'ai beaucoup pensé, beaucoup retenu ce texte avant de le laisser gicler alors le voici. Il trouvera sa place dans le PDF (puisqu'il n'est pas un livre mais un arbre et vice-versa 😆)

A propos de Rebecca Armstrong

J'aime la voix alors j'ai fait de la radio (associative), je produis des podcasts et mon métier c'est de faire lien avec ma voix. J'ai écrit, vraiment pour la première fois, récemment. Un manuscrit instinctif est né: des flashs d'un temps passé disons. Il s'appelle "1.2.3". Je souhaite désormais explorer l'écrire avec la profondeur que je sens ici, avec tout l'enthousiasme de la novice. (Et au fait, j'aime les tatouages, les apéros, les lecture à voix haute, mon potager minuscule, courir le matin et lire)

10 commentaires à propos de “#L10 Il ne faut jamais fixer le soleil”

    • Salut Laurent,
      Je trouve ton message hyper juste! Dans #L7 je disais que raconter des histoires ne m’intéressait pas (pour l’instant) et que je réfléchissais à « faire un livre » qui ne raconte pas. Bon, ça n’est pas vendeur je vais pas avoir beaucoup de lecteurs, lectrices hein 😉 mais ton image est bien là, pointe ça, cet endroit où écrire raconte mais ne dit pas 😆. Donc merci. Après ça ne résout pas le fait que ça ne rend pas la lecture très intéressante 😅. Mais bon, c’est ce qui vient. J’aborde Faire un livre comme Progression, des exercices.

      • J’ai changé mon commentaire, je ne voulais pas être invasif, j’ai peu d’expérience, en écriture, mais j’ai l’impression en te lisant que tu me racontes une histoires, mais qu’elle est cachée, c’est de la dentelle à écrire, mais c’est un beau défit.

  1. Ha mais tu n’étais pas du tout invasif! Au contraire (tu aurais du laisser ce commentaire qui me plaisait beaucoup, vraiment!!) Oui, l’histoire est cachée par ce soleil 🙂 Et dans le PDF c’est ça que des textes qui tournent autour de l’histoire tapie. Le lecteur peut ou doit tout imaginer, inventer les pièces de puzzles qui ne sont pas données 🙃… Bref, tu as vu juste!

  2. une belle plongée en apnée dans un souvenir, les sensations, un événement qui rappelle autre chose… une boucle dans la boucle… réussi !

  3. Cette approche du temps qu’il ne faut pas fixer dans les yeux… Les secrets tapis dans le visage… Les cailloux , passions du jour, fétiches de l’instant à vivre, décomptés sous nos yeux pour se voiler d’ombre, pour savoir fermer la porte…. Merci Rebecca

  4. J’aime beaucoup ces syncopes qui font au texte comme des sauts d’images ou des retours en arrière. A la lecture on suit le mouvement, on participe. Belle réussite.