# L10 – Fest-noz

Le quartier est un pavé de ciment, goût de gris sur la langue, la bruine en percussion constante a ce goût de gris, l’herbe fraîche mêlée à la lourdeur, ce frais inégalable des odeurs finistériennes, la fraîcheur des roches, l’humidité grise partout décelée, de l’asphalte humecté de brume aux remparts de ronces qui couvrent les jardins, les maisons rances et froides derrière les hauts cyprès, avec les cheminées mortes, pas l’ombre d’un feu, éclat tu, fumée oubliée tout là-haut, tandis qu’il se souvient des foyers brûleurs de pâtes, les pains jaunes dans les montagnes de Noshaq. Là-bas, les mains commençaient à cuire à l’intérieur des poches quand on s’approchait d’un village, l’odeur nappait à quelques kilomètres. Ici, le silence des odeurs et des yeux. Pas de sentier qui monte, la caméra s’avance bien droite dans les rues vides. Parfois, un chien se met à gueuler. C’est un cri froid gorgé d’eau noire. Rien d’autre. Gueule encore, le chien. Le temps de passer, longer la barrière et c’est fini. Silence rendu aux dormeurs. Parfois c’est un trémoussé de hérisson tout près des sandales, un faon tranquille une fois, des renards souvent. Ils foutent la frousse, dégèlent le cœur, mais rien n’égale la beauté du surgissement, l’inédit, le cœur battant. On les reconnaît grâce aux oreilles, fines et pointues, soyeuses et rousses. Dans l’absence de phares, aucune phosphorescence dans le regard, juste un museau humide. Les petites pattes agiles dans les herbes froides. La rosée se prépare vers les trois heures, elle goutte et sourd alors le frémissement d’une eau, gri-gri de roches, parlements secrets de grenouilles, s’asseoir un peu. Couper la caméra. Sentir à l’intérieur les boursouflures d’humide qui rentrent dans les bronches. L’instant de cave pénétrée de nuit, le silence des bêtes. Et il se revoit flairant de l’oreille le crissement des pierres sous le poids du serpent, la densité de chair qui doit lancer ta course car le cobra, le scorpion, le mulot du désert, tout peut surgir et t’atteindre. Ici, rien ne pourrait mordre suffisamment pour en mourir, il cueille l’insecte du doigt, rouge, Leïla disait bête porte-bonheur, il compte calmement les pois, ailes en capsules, tête amicale, les pas d’insecte qui baladent les doigts du baladeur, secousse de joie sur les paupières. Et c’est plus loin, en allongeant le pas, le long déplié d’une couleuvre qui couve sa portée, les escargots grivois qui frôlent les feuillages, paquebots à containers, baveux acides et débonnaires. Il les guette à la lumière, le ciel si étrangement dégagé sous ses entrailles de feux, comme si les nuages n’existaient pas, simples survivants de compagnie, invisibles, il capte l’éclat des coquilles, avance sous une branche qui manque de le faire chuter en rabaissant sa canopée gorgée d’eau, ses cheveux son front trempés qui coulent désormais dans les yeux, il poursuit sa quête sans voir, les doigts crispés tremblants sur le téléphone, Tout de lui a disparu : souffle, accrocs, tensions, arythmie du cerveau, bas-ventre, tendons, blessures, regrets, tout s’est rempli de vert, courbes sans fonds, glaise et ventouses, étoiles brillantes. Le signal des voix, le sifflement des proches, les appels n’arpentent plus les montagnes. C’est ici les fougères et les ronces friandes de sucre et d’iode, les galettes de beurre sur le socle d’une limace, les fourmis noires et douces, le clavier des cloportes, la saveur des myosotis qu’il grignote, liqueurs de pensées. Une lumière noire a envahi tout le quartier, le ciel s’est couvert le visage. Il va pleuvoir, ce sera une histoire de boue, de rhume, de gel rouge au bout des mains, il faudra protéger l’appareil sous le sweat à capuche. Toujours vers cinq heures, cette chape noire comme une horde de rats, il faut presser le pas, tendre la jambe qui boîte, ce souvenir affreux de bastonnade, huit à le frapper, la Lybie féroce, prioritaire sur l’humain. Il gagne enfin les rues du centre. L’appartement n’est pas si loin du centre d’accueil, presque l’immeuble d’à côté, il sait rentrer la clé dans la serrure sans réveiller les résidents, passer par-dessus les corps, les endormis par terre, éviter l’angle d’un matelas, un bras jeté par-dessus bord, le souffle de travers qui enfle dans la gorge. Mais au moment d’approcher, à l’angle de sa rue, une silhouette se détache d’un seul bloc du lampadaire. Des bras se décrochent du corps, se déportent brutalement, lèvent une masse, « sale connard de macaque », Mahyar incapable. Prend le coup dans l’épaule, chute à terre, reçoit dans le crâne reçoit dans le dos, la pulsion du souffle « han » donné dans l’effort d’abattre, coffre de haine sur la tête. Des pas courent à l’arrière, le poids des pieds sur le bitume, talons, fracas, dans l’écho de quelques sons mats, frappés en cadence, jusqu’à plus voir, sang blanc dans les pupilles. La nuit tombée d’un coup. Légers les doigts, pattes d’arachnides, filent en rainures sur le trottoir, frôlent ou cherchent, guettent un accent, poids circonflexe, s’il pouvait, s’il pouvait voir, joindre, appel, joindre, faux bond du hasard qui fabrique un miracle, ne peut que siffler, les voix de la montagne, celui qu’on cherche, celui qu’on entend, le ciment dans la bouche, la pâte du pain, le granulé d’un insecte, ça sert à cela les doigts, à voir la vie tranquille. Il tire le bras à l’arrière, frotte le visage, parvenir, joindre, voir, s’il pouvait, sous la lumière des gouttes qui commencent à tomber, la rosée de cendre, la plaie à la tête, il fait si frais sur le trottoir, de petits crissements, les gravillons se déplacent sous le ventre, millimètres de roulis, comme s’il gisait sur un tapis de billes ou d’insectes, atomes en fusion, spectacle de marionnettes, il sourit, bastonnade, la jambe tourne, les gouttes de pluie se mettent à briller, briller plus fort sur un carré d’ombre, forme rectangulaire, serait-ce, rampe mon frère, saisir la chose, la transe des doigts, tendre un aimant de chair et sang, l’écran lentement glisse. Il met toute sa force, étire les bras, coude, avant-bras, c’est un écran, sur le poignet, l’enveloppe d’eau. Sans rien sentir au bout des doigts, il fait le numéro. En quelques minutes, les pompiers sont à genoux près de sa tête. Lentement déplient le corps, bascule sur le côté, respire, masque d’argent sur le visage, la civière étale à ses côtés, les mains à la tête au torse aux hanches, les chevilles sur des mains croisées, un deux trois soulève, prend la pose dans le lagon, s’élève dans le ciel, couverture d’or sur les épaules, battements pulsations qui syncopent sur écran géant, la sirène voluptueuse teinte rien que pour lui dans la ville. Il pense alors, je m’évanouis, ça y est je glisse. La sirène est mon tombeau de bruit, mon sifflement mon pesant d’or, la sirène est sucre d’orge, le pouls pulsade, le poivre gris, le pouls saveur, algue marine, le pouls des pattes des roseaux, le battement des herbes à la surface des lèvres, mon ventre perdu dans un hamac de fonte. Ne sait plus rien. Ce sera le règne de l’animal, il commence à délirer la voix inquiète, la main du pompier, vite un urgentiste, s’il te plaît, c’est pas sûr là, cas grave, le pouls du coléoptère, la fusion de l’espace-temps, il serre son portable t’as vu, mon territoire d’accueil, Mahyar rigole, sourire cassé, va falloir regarder les mâchoires, le gars il est bien fracassé, la lumière aveuglante des néons, monsieur, monsieur s’il vous plaît. Il arrive, l’homme s’il vous plaît. En urgence absolue dans les néons. On va vous faire une radio, je vous débarbouille un peu, ça va, sur une échelle de 10 c’est combien la douleur, la jambe déboîtée là c’est depuis ce soir ? Mahyar sourit, sert l’écran contre sa paume, son caisson de résonnance, sa vision de paradis vert, le liséré des escargots, les toiles immenses aux mille tricots de fils, perlent des gouttes de rosée tu as vu ça. Le doigt tremblant fait glisser des photos. L’infirmier sourit, pousse le lit dans le couloir, l’armature géante d’une machine, plaques de métal froid, l’odeur du chlore, l’éther froid sous la nuque, gel de bétadine, ciel de métal, l’odeur d’aluminium, flash sur le ventre, les côtes, le cœur, flash sur la tête, l’arrière du crâne, la voix douce et tranquille. Tu t’appelles comment ? Le nom de l’infirmier, l’étiquette sur la blouse. Le résultat sur les lèvres, la prise en charge du patient, un auvent sur ma gloire, vous venez d’où, mon frère afghan, ton œil de sphynx ébloui par la nuit. Ce soir c’est calme, je vais pouvoir rester près de vous. On craint un peu l’hématome sous-dural, une veine déchirée sur le cerveau vous comprenez. Mahyar sourit, le jeune est jeune, c’est le pain du foyer qui parfume la montagne, il se dit, et puis il le dit : « toi c’est le pain du foyer qui parfume la montagne ». Stupéfaction. Ah mais t’es un artiste toi dis-donc, c’est pas souvent qu’on me sort un truc pareil. Le jeune sourit. Attends j’arrive, ça va te plaire, et ressort très vite. Une femme rentre dans la pièce avec une étagère à roulettes, l’électrocardiogramme, une perfusion, la longue tige, un film américain, il lui dit, vous êtes dans la série. La femme sourit comme dans la série. L’infirmier revient avec une grande housse noire. Non mais, il délire un peu non ? Non mais tu ne vas pas quand même. Mais si y a personne. D’abord je réveillerai qui franchement ? Bon alors je reste et j’écoute aussi alors. La femme s’assoit sur le lit, découvre les bras, l’hématome a poussé jusqu’au coude, l’intérieur est violet, les poignets, vous avez mal, tu peux aller chercher une codéiné s’te plaît, je vais masser le cou, le front, les arêtes du nez, elle nomme tout ce qu’elle touche, les pommettes, le haut des joues, les doigts, vous dites si vous sentez quelque chose, sur une échelle de un à dix, jusqu’où situeriez-vous la douleur, Madame je ne sens pas grand-chose. Mahyar ne ressent pas les joues, le front, pas les doigts sur les doigts, qui descendent sur les jambes, voit les mains qui palpent la chair, les os, autour la chair devenue grise, un ciment qu’on modèle, la pâte à pain, la sans levure. Madame je ne sens rien. L’infirmier revient, le verre d’eau, le cachet dans la main tendue, la guitare sortie d’un voile noir comme une fusée à réaction, lumière plus forte que les néons. Les doigts glissent sur les cordes, la fille assise sur le lit, regard palpite, glacis de larmes, je ne marcherai plus la nuit, comme une promesse. Les doigts calanquent sur les cordes, les joues rougies des filles, les feux qui tournent dans la montagne, cavaliers d’ombres, soudain concordent, sauts d’antilope, chèvrettes des rochers, dos courbé sur le bois, comme on ploie sous l’effort, les crispations des joues pour dire qu’on rentre dans le son, une mélodie rieuse, foxy lady sur l’esplanade, la chambre pleine de cordes, danse la cavale, danse l’agitata des araignées, le petit faon dans l’herbe fraîche. Madame j’entends tout, ça madame j’entends. Coule le gri-gri des larmes, la main prière sur la jambe. Foxy lady sur ma rivière, la langue en ciment, l’œil injecté de pluie. Et coule à gros flocons le sang de la montagne.       

A propos de Françoise Breton

aime enseigner, des lettres et du théâtre, en Seine-Saint-Denis, puis en Essonne, au Cada de Savigny, des errances au piano, si peu de temps pour écrire. Alors les trajets en RER (D, B, C...), l'atelier de François Bon, les rencontres, les revues, ont permis l'émergence de quelques recueils, nouvelles, poèmes. D'abord "Afghanes et autres récits", puis en revues "Le ventre et l'oreille", "Traversées", "Cabaret", "La Femelle du Requin"... Mais avant tout, vive le collectif ! Création avec mes anciens élèves d'Aulnay-Sous-Bois de la revue numérique Les Villes en Voix, qui accueille tous les textes reçus, photos, toiles...

2 commentaires à propos de “# L10 – Fest-noz”

  1. C’est magnifique – Les scènes, la pluie, la violence, les coups, lui, si attachant, on le voit, on l’imagine, on l’aime déjà cet homme violenté. Ce rapport au portable, cette nature décrite et la nuit, la marche dans la nuit. L’hôpital, cette scène entre l’arrivé des pompiers, de l’infirmier jusqu’à cette arrivée dans le bâtiment, sur le lit – Très belles descriptions, très belle histoire, très forte. Merci pour ces mots.

    • Chère Clarence, je suis extrêmement troublée par ce retour si chaleureux et enthousiaste, c’est un choc ! Une péninsule !! Et vais découvrir la suite de votre thriller non ordinaire sur le PDF, car votre texte m’a absolument époustouflée, il cogne, c’est une déflagration qui permet enfin de respirer !!!
      Douce journée à vous