#L10 / Il y a tant de regrets dans une histoire d’amour

La carte de l’Europe est aspirée par le fond de l’écran. On a tapé un nom, Reichshoffen. À mesure que les doigts enfonçaient les touches, chacune des lettres de ce nom est apparue en noir dans un rectangle blanc et c’est comme si on avait étiré la carte au maximum, à la façon d’un ballon de baudruche, pour ne plus présenter qu’une infime partie de sa surface. Il reste sur l’écran un motif abstrait constitué de grands aplats verts aux contours très irréguliers : vert d’eau, vert olive, vert gris couleur de cendre, de duvet d’amande fraîche, une teinte fade, presque écœurante, et pourtant élégante, comme on en voit sur les murs de façade de certains immeubles à Munich, ou à Ratisbonne. Ces agrégats de blocs plus ou moins verdâtres sont sillonnés de veines blanches et jaunes (les routes), sur lesquelles sont placées à cheval des étiquettes jaunes de forme rectangulaire, portant la lettre D suivie d’un numéro : D28, D86, D662, D1062…
Dans le volet latéral gauche, une table est dressée avec une nappe blanche, des couverts astiqués, des verres à pied. Par cette fenêtre, on pénètre dans le restaurant « Meyer » au moment exact où une serveuse vient de poser des assiettes devant deux convives attablés face à face. Une femme, un homme. Ils se versent un peu de vin pour accompagner les mets servis en abondance et disposés avec art en cuisine. Le fumet de la viande monte à leurs narines, Hélène lève les yeux, ébauche un sourire à l’intention de Jonas, lui souhaite bon appétit, il la remercie, le toit soudain et les fenêtres se transforment en tambour sous le battement de la pluie, ils ont échappé à l’averse en venant, juste quelques gouttes avant d’arriver, dans le porte-parapluie à l’entrée de la salle elle a laissé son grand parapluie noir. Dessous, pendant qu’ils marchaient vers le restaurant, leurs épaules se touchaient, les bras se frôlaient. Il n’a pas passé sa main dans son dos, ne l’a pas serrée dans son bras. Elle ne l’y a pas encouragé et elle aurait trouvé son geste déplacé, dans les circonstances où ils se trouvent. Maintenant elle le regrette. Il y a tant de regrets dans une histoire d’amour. Même le premier baiser, elle s’en souvient, n’était pas de la matière de ses rêves. L’immédiateté, l’évidence a présidé à la rencontre de leurs lèvres, elle ne s’y attendait pas ce jour-là, et bien qu’elle considère qu’un coucher de soleil rougeoyant sur la mer ne peut en rien être le gage d’une entente au long cours, elle aurait aimé, ce jour-là, un peu plus de flamme, un frisson spécial pour précéder l’aveu corporel de leur désir. Attablé en face d’elle, il ouvre la bouche, rond rouge, et dépose sur sa langue, aperçu de chair rosâtre, un morceau de bœuf saignant, cube rouge aux contours bruns, elle se demande pourquoi les gens aiment tant les couchers de soleil, le jour qui décline, l’obscurité qui gagne. Elle préfère la lumière du matin, l’espoir d’un jour nouveau, s’émerveiller que chaque matin recommence malgré tout, elle regrette de n’avoir pas fait comprendre ça à Jonas, il est tard désormais. Elle porte aussi sa fourchette à la bouche, cesse de se mordiller la lèvre pour introduire une bouchée, elle ne sait pas si elle va réussir à l’avaler. Son père lui a répété, Hélène, il vaut mieux avoir des remords que des regrets, mais son père est catholique et militaire, en remords il s’y connaît. Ne sont-ils venus jusqu’ici, Jonas et elle, que pour se faire du mal, se dire des choses qu’ils déploreront ? Il y a tant de façons de se séparer. Vont-ils se chamailler ou s’ignorer ? Tout le temps qu’ils mangent, ils peuvent s’abstenir de parler, et s’ils pouvaient marcher ensuite, dans la nuit, s’enfoncer dans la campagne, traverser les heures sombres jusqu’au matin, la renaissance, mais s’il continue à pleuvoir comme ça tout à l’heure à la sortie du restaurant… Ne sont-ils venus ici que pour se séparer ? Justement ici, à Reichshoffen, où Hélène a voulu s’arrêter, souvenir de guerres que ni son père, ni son grand-père, grâce à Dieu, n’ont faites, ce sont des souvenirs lointains, un des noms de batailles dont elle a été bercée. Jonas a dit pourquoi pas, de toute façon ici ou ailleurs, puisque leurs vacances prévues sont fichues. Ils ont été prévenus par texto de l’annulation de leur croisière sur le Rhin, à cause des crues, merci de votre compréhension. Ils ont rebroussé chemin, elle regrette qu’ils n’aient pas été quand même jusqu’à Strasbourg, quand même. Jonas, lui son grand-père était mineur à Volmerange, en Lorraine, il a dit j’aimerais voir à quoi ça ressemble Volmerange, après on pourra aller au Luxembourg, elle a dit avec les crues non ça ne passera pas, ils entendaient à la radio que débordaient le Rhin, la Meuse, la Moselle, il a dit on verra. Il dit toujours on verra, Hélène aime bien prévoir. Dans la longue forêt qu’ils ont traversée elle se sentait à la dérive, les feuilles sur les arbres étaient toutes trempées, elles débordaient, du ciel on ne voyait qu’une masse d’eau fractionnée en milliards de toutes petites masses d’eau qui venaient s’écraser sur le pare-brise et le capot, et l’eau cogne encore sur le toit du restaurant, contre les fenêtres, sur un panneau dans la forêt elle a vu ce nom, Reichshoffen, Jonas a dit pourquoi pas. Quand ils sont arrivés dans le village, on aurait dit le soir, en plein mois de juillet, ils ont décidé, tant pis, de s’arrêter, à l’hôtel ils ont regardé la télé, allongés sur le lit. Seulement ça, la télé. Pas un mot. Elle connaît la peau de Jonas, toute sa peau, et sa langue, toutes les zones sèches et humides de son corps, elle mâche lentement la viande dans sa bouche, s’ils se séparent elle le regrettera, le poids de Jonas, sa chaleur, sur elle, sous elle, contre elle, dans elle, partout où elle ira, elle aura ce frisson, cette mémoire d’étreintes, sur le Rhin elle se dit ç’aurait été différent, lui il aime Wagner. Elle se demande maintenant qui vraiment a décidé de s’arrêter dormir ici à Reichshoffen, si ce n’est pas lui tout seul qui l’a dit et comme elle s’est tue, qu’elle ne s’y est pas opposée, ils ne sont pas remontés dans la voiture. Elle pense encore à la forêt mouillée, c’est bizzarre d’être à la dérive en voiture, une sensation contraire à l’omniprésence, dans le champ de vision, des poteaux et des panneaux routiers en acier galvanié, qui signalisent en couleurs franches obligations, interdictions, directions ; contraire à la perception des traits blancs de la chaussée sur lesquels les roues des voitures font jaillir des gerbes d’eau ; contraire à la conscience que partout, là-haut, des satellites veillent sur les gps. Savent-ils mieux où ils vont ce soir, dans la chaleur douillette et le décor du restaurant, un peu trop sophistiqué au goût d’Hélène, le savent-ils mieux que tout à l’heure, sur la route, dans la forêt ? Dans la voiture encore on peut rester sans parler sans que ça devienne compliqué, et parfois on est obligé de dire j’ai besoin de m’arrêter, s’il te plaît, ou bien c’est par là le chemin, ou bien pour rigoler de la prononciation de Reichshoffen par la voix d’hôtesse de google.
Jonas a déjà presque fini son assiette, il mange toujours comme un glouton, pense-t-elle. Dans celle d’Hélène la cuisse de poulet est à peine entamée, ils ont mis des champignons dans la sauce, en plein mois de juillet. S’ils n’arrivent pas jusqu’à Volmerange, elle veut dire s’ils n’arrivent pas ensemble jusqu’à Volmerange, elle veut se dire plutôt, on peut donc se reprendre, se dit-elle, même quand on se parle à soi-même, bref s’ils se séparent, est-ce que ce sera dans la lumière humide du petit matin, et qui gardera la voiture ? Lui bien sûr, c’est celle du père de Jonas, il leur a prêté pour les vacances, ils devaient la laisser à Strasbourg dans le garage du cousin d’un copain à lui, et la reprendre après la croisière, et après ils n’avaient pas encore choisi où ils continueraient leurs vacances, Hélène se disait qu’elle prévoierait ça pendant leurs quatre jours et trois nuits sur le Rhin, mais y a-t-il une gare à Reichshoffen, si elle doit pendre le train ? Et puis pourquoi  « bien sûr », Jonas est quelqu’un  de sympa, elle se demande est-ce qu’il va rester sympa si on se sépare, elle pourrait très bien ramener la voiture au père, comme ça elle lui dirait voilà, c’est fini, et puis merci pour la voiture, elle lui dirait Jonas est parti dans le sud, ou dans le nord, ou je ne sais pas où est parti Jonas, ce serait plutôt ça, elle ne saurait pas, elle ne saurait plus, elle pense à la carte des lignes TGV, avec des lignes bleues, brisées, aux angles arrondis, qui dessinaient la France quand elle était petite, au bout du wagon, en haut des escaliers des rames doubles, où ça sentait le caoutchouc et le produit agressif qu’on voyait couler sur la cuvette de métal au fond des toilettes quand on appuyait du pied sur le bubon de caoutchouc qui servait de pédale à la chasse d’eau, mais qui la dessinaient comme de l’intérieur, comme des veines avec des petites bulles, des cercles à la place des villes, bleus, elle prenait beaucoup le train quand elle était petite, à cause de son père officier. Peut-être que Jonas chercherait plutôt un covoiturage, lui, les transports en commun…
Mais ils ne sont pas encore séparés, se souvient-elle, et elle se met à manger, c’est comme un défi. La viande a du mal à descendre dans son œsophage, malgré la sauce à la crème et aux champignons. Elle pose sa fourchette et regarde Jonas d’un oeil désespéré, elle voit Jonas s’agacer parce qu’elle est toujours si lente à manger, elle lui dit je n’ai pas faim, tu en veux, ils échangent leurs assiettes à peu près discrètement, et il fait un geste du bras, ou plutôt il commence à lever son bras mais suspend son geste, un doigt en l’air, s’adresse à Hélène qui répond oui, sans baisser les yeux, et presque aussitôt la serveuse arrive et il commande un autre verre de vin chacun. Hélène se demande, s’ils partaient, Jonas et elle, là, chacun de leur côté, peut-être que ça éviterait, à la fin, de se séparer. Elle imagine des rails, c’est une image atroce, des rails qui se perdent dans le point où ils se rejoignent à l’infini, on sait qu’ils ne se rejoignent pas et pourtant on le voit, des lignes noires barrées de brun dans le gris du paysage, à cause du fer, tout ça à cause du fer. Ils ont vu l’indication « Musée du Fer » à Reichshoffen, du fer pour ferrer et brider les chevaux, du fer pour rouler toujours en ligne droite, du fer pour les fusils derrière les volets, du fer pour les gonds qui servent à entrouvrir, à peine, ces derniers, du fer pour les éperons des cavaliers, pour les casques passant comme des éclairs pendant la chevauchée, tous tués, les cuirassiers, une charge héroïque (il paraît), soudain elle déteste le fer, y compris le contact de la fourchette sur les dents.
Elle déteste Jonas et son grand-père mineur, et son père gilet jaune, non le père elle l’aime bien et puis le grand-père, elle ne l’a pas connu, et même Jonas ce n’est pas vrai. Elle n’arriverait pas à le détester même si elle le voulait, mais elle ne le veut pas, elle voudrait encore l’aimer, comme l’année dernière et celle encore d’avant, comme au moment du premier baiser, mais parfois ça la prend, elle se sent prise, saisie, étreinte par la colère envers lui, et d’autres fois, à contretemps, elle lit de la colère dans l’oeil de l’homme qui lui fait face. C’est Jonas qui a du mal, comme il dit, avec son père gilet jaune. Il en a honte. Il se moque de son père sur les ronds-points, son père qui justement, dit-il en ironisant, travaille chez un fabricant de peinture pour panneaux et revêtements routiers. Hélène a essayé de rester neutre en la matière, de ne pas porter de jugement, de respecter les choix de chacun, elle sait se taire quand elle entend des propos qui la dérangent, ne pas prendre parti dans une discussion , elle regrette d’être ainsi faite, elle aimerait savoir tenir tête, au lieu de tenir sa langue, avec Jonas est-ce différent ? Elle avait l’impression de savoir dire ce qu’elle voulait, avec Jonas, de pouvoir s’exprimer. Depuis quelques jours plus rien ne leur vient, ils sont muets l’un pour l’autre, depuis quelques mois ils se réjouissaient d’une promenade sur le Rhin, Jonas chantait des airs de Siegfried sous la douche, dans le séjour il n’osait plus, depuis quand n’ose-t-il plus, se demande-t-elle, et s’il osait à nouveau quand ils seraient rentrés, si elle l’encourageait, il ne chante pas toujours faux, pas toujours fort, si elle lui demandait, pour être sûre de supporter, d’alterner avec d’autres chants, s’ils faisaient l’effort, tous les deux, de s’écouter, mais pour cela il faudrait parler. Dans les rêveries d’Hélène, la croisière prenait un autre charme. Elle avait prévu, à chacune des escales, les visites qu’elle ferait, ou les promenades, le temps qu’elle passerait sur le pont à regarder le paysage, elle voulait être émerveillée, elle imaginait le Rhin dans une lumière dorée, ses rives boisées, ses maisons fleuries. Il pleut. Elle n’a pas imaginé le Rhin sous la pluie, jamais. Elle n’a pas prévu qu’une croisière pourrait être annulée. Elle n’a pas prévu, quand ils s’embrassaient, qu’ils pourraient se quitter. Elle essaye de prévoir quelle direction prendre, là, ce soir, ou demain, à la sortie de l’hôtel. Elle panique. Elle n’y arrive pas.
La souris clique sur d’autres photos qui composent de Reichshoffen l’image d’un joli village au milieu des bois, avec des maisons peintes, à colombages, un enfant à vélo, et oui, un quai de gare, un marché de Noël près d’une église éclairée en violet, et sur le rond-point une composition qui commémore la charge de 1870, les cavaliers sont à cheval avec leur beau casque, sabre au clair, il n’y a pas d’entrailles à l’air, pas d’animaux renversés les quatre fers en haut.
La souris clique sur l’onglet où figure un petit triangle gris et ferme le volet latéral gauche. Elle prend le petit bonhomme de Streetview, le lâche au hasard au milieu du village. Il tombe sur 1, rue des Cuirassiers, devant un bâtiment moderne, en brique, fenêtres et portes vitrées, qui s’orne de trois petits drapeaux tenus par un écusson aux couleurs françaises. C’est peut-être la mairie. Devant, des panneaux routiers. Ils sont sur la D28. Vers la gauche, de haut en bas Eberbach, Woerth et puis Haguenau, Strasbourg. Vers la droite Niederbronn. Vers la gauche, Niederbronn, pour les camions de plus de 7,5 tonnes.

A propos de Laure Humbel

Dans l’écriture, je tente de creuser les questions du rapport sensible au temps et du lien entre l’histoire collective et l’histoire personnelle. Un élan nouveau m'a été donné par ma participation aux ateliers du Tiers-Livre depuis l’été 2021. J'ai publié «Fadia Nicé ou l'histoire inventée d'une vraie histoire romaine», éd. Sansouire, 2016, illustrations de Jean Cubaud, puis «Une piétonne à Marseille», éd. David Gaussen, avril 2023. Un album pour tout-petits, «Ton Nombril», est paru en octobre 2023 (Toutàlheure, illustrations de Luce Fusciardi). Le second volet de ce diptyque sur le thème de l'origine, prévu au printemps 2024, s'intitulera «BigBang». Actuellement, je travaille à un texte qui s'alimente de la matière des derniers cycles d'ateliers.

2 commentaires à propos de “#L10 / Il y a tant de regrets dans une histoire d’amour”

  1. Ton écriture est hypnotisante. On lit, on se laisse embarqué par le rythme lent et par l’incertitude, on partage toutes les doutes qui survolent ces longues phrases dont on ne sait pas où elles nous mènent et qui rebondissent sur d’autres pensées, sur d’autres chemins. C’est hypnotisant et le temps s’en trouve suspendu. Bel exercice de voltige.

  2. Oui, une écriture vraiment fascinante avec ces allers retours constants entre les pensées autour de la séparation d »un couple et le contexte géographique, gastronomique et même digestif, la précision de la langue et des descriptions du monde physique comme du monde ressenti. C’est magnifique !