#L10 : métaphysique communale

Je suis fatigué par tous ces entrelacs de passé, de présent et de futur. Je ne sais toujours pas quel sens a le temps. Les hommes naissent, vivent et meurent, cela a du sens. Mais moi ? Suis-je seulement né ? Vais-je seulement mourir ? Je suis déjà oublié de la plupart… c’est peut-être une forme de mort, je n’en sais rien. Mais je suis épuisé, comme on le dirait d’un livre qu’on ne rééditera plus. Parce qu’on a perdu la patience de le lire. Parce qu’on n’a pas su voir sa valeur. Parce qu’on n’a pas eu le courage d’en tirer une leçon. Parce que ça demande trop d’effort, de temps, de recherche, de curiosité. Parce qu’il est obsolète. Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire obsolète ? Trop ancien pour intéresser quiconque ou pas assez consensuel, respectant les canons édictés par la plupart ?
Longuevielle est devenu un petit bourg tranquille, charmant au demeurant, mais vide. Voilà ce qu’on se dit : il est vide, creux, sans intérêt, sans agitation. Car c’est l’agitation qui est à la mode, je le vois bien. Cette agitation qui me plaisait tant plus jeune car elle me permettait de penser que tout cela avait un sens. Ou de ne pas y penser. Ou de ne pas chercher un autre sens. Ou de ne pas me poser la question. Mes habitants cherchent encore à vivre comme ça, collés au présent, à leurs sensations présentes : j’en suis incapable. Ce qu’ils nomment chronologie m’est tout bonnement étranger. Je perçois qu’une vibration commence, change puis s’arrête. C’est ce qu’ils appellent la vie. Mais ça n’a pas de sens parce qu’une vibration ne peut pas être perçue comme isolée. Je ne suis un village que parce qu’il y a des villes, des mégalopoles, des bourgs, des hameaux, des champs, des déserts et des rivières. Comment se définir autrement ? Comment peut-on croire qu’on est parce qu’on est ?
Longuevielle existe-t-il ? Me voilà philosophe maintenant. Certains disent questionnements métaphysiques. Mais je n’ai pas d’existence en-dehors de celle qu’on me prête. Mais qui pense à moi ? Mes habitants ? Peut-être lorsqu’ils indiquent un chemin, l’itinéraire pour venir ici. Peut-être lorsqu’ils rêvent, je deviens alors un lieu interne à leur propre psyché, tout comme ils sont des parties de la mienne.
J’ai discuté un jour avec une rivière. Elle m’expliquait que ce sont ses poissons, grenouilles, têtards, araignées, loutres, castors, alevins qui la font parce que ça grouille en elle. Mais elle me disait aussi que cela était réducteur parce qu’il y a aussi chaque caillou, pierre, grain de sable et chaque algue, roseau et racine qui l’alimentent. Et l’eau ? Elle n’y pensait plus ! Vous vous rendez compte ? Elle n’y pensait tout simplement plus ! Ah si, une fois elle ne pensait qu’à ça lorsqu’elle est venue à manquer. Là elle y pensait. Elle ne pensait même plus qu’à ça, comme si c’était son élément principal, tout simplement parce que le décor est toujours l’élément principal. Comment peut-on avoir des formes sans avoir de fond ? Comment percevoir une ombre sans surface où elle puisse s’étaler ? Comment lire sans fond blanc pour lettres noires ?
Suis-je le fond de cette forme d’histoire, celle des humains ? Mais quel fond ai-je, moi, pour exister ? La campagne ? Bof… Et puis j’ai repensé à cet oubli de l’eau et j’ai cherché ce que j’oubliais. Cela m’a pris tant de méandres, de détours. Car la pensée d’un village n’est pas linéaire, loin s’en faut. Je suis comme la sauterelle : pour aller d’un endroit à l’autre, il me faut faire mille zig-zags. Je simplifie ici, sinon on ne s’en sortirait pas, mais ça me demande un effort que je vous demanderai de bien vouloir reconnaître — et même saluer.
Reprenons : j’ai listé tout ce à quoi je pensais souvent et j’ai regardé ce à quoi je ne pensais jamais et je ne l’ai pas vu, justement. Parce qu’il est invisible. Parce qu’on ne le sent pas toujours. Parce qu’il est si essentiel qu’on n’y pense jamais. Vous devinez ? — J’aime bien les devinettes, on devrait en faire plus souvent avec les enfants, ça leur apprendrait la possibilité de découvrir, d’être curieux et surtout de voir qu’ils savent sans y faire attention. Et on devrait aussi leur demander d’en inventer, des devinettes, parce que le regard d’un enfant est à un niveau que les adultes semblent perdre toujours, ou du moins enfouir tellement qu’ils ne le retrouvent jamais, comme Madame Pâquelin avec les clés de sa maison ou comme Monsieur le curé avec ses fioles à remplir pour les dévotes. Et dans les deux c’est parce qu’ils trouvent ces objets dérisoires… alors que la façon de voir des enfants est magique. Certains disent innocente : ceux-là n’ont pas dû côtoyer beaucoup d’enfants, c’est moi qui peut vous le dire. Oou alors c’est qu’ils font semblant d’avoir été des oies blanches, mais qui pour les croire ?
Donc la magie. C’est ça que les enfants voient. Mais ce n’est pas cela que je voulais vous faire deviner. Alors je recommence : qu’est-ce qui ne se voit pas mais qu’on entend dans les arbres ? qu’est ce qui ne sent rien mais qui amène les senteurs des fleurs fraîchement ouvertes dans le jardin tout près ? qu’est ce qui ne peut être touché mais dans lequel nous baignons pourtant ? qu’est ce qui ne fait pas avancer mais empêche de marcher lorsqu’il vient à manquer ?
J’adore les devinettes, je pourrais continuer comme cela pendant des heures — euh non des pages — euh non des milliards de vibrations entremêlées. Alors vous avez trouvé ? C’est l’air bien sûr ! L’air est mon décor, celui sur lequel je prends forme, stature et épaisseur. Le petit Maximilien qui vit dans le village voisin a eu un drone à Noël et commence à bien savoir s’en servir. Il faut dire qu’il s’entraîne depuis six mois à rester en position stationnaire au-dessus du jardin de sa voisine qui aime tellement sentir l’air sur sa peau lorsqu’elle se fait bronzer qu’elle se dévêt complètement. Le petit Maximilien avait bien repéré cela et a donc préparé son forfait depuis Noël — vous imaginez s’il mettait la même persévérance à faire ses devoirs ? Il finirait dans une grande école, c’est sûr ! — Toujours est-il qu’il a d’abord fait ses essais au-dessus de moi et le drone a capté des images comme je ne m’étais jamais vu. Un peu comme si on ne vous avait présenté aucun miroir de votre vie et que soudain, paf, on vous met devant et on vous dit c’est toi, là. Vous imaginez ? Le choc ? Et ben moi, pareil.
Dans mon miroir j’ai d’abord vu une ligne. Elle commence par une virgule — celle de l’accident — et continue toute droite pour finir sur un point — un rond-point. Cette ligne est ma longue rue, ma colonne vertébrale si vous préférez. Et comme dans votre corps, de cette colonne partent des vertèbres : mes rues secondaires. Entre chaque vertèbre il y a des muscles et des tendons : les maisons et jardins. Un point est plus haut et plus large que les autres. J’ai du mal à comparer avec votre corps… un peu comme si vous aviez une épine plantée sur une de vos omoplates, vous voyez ? J’avoue que ça vous gênerait, mais moi ça va, merci. Ce point c’est l’église avec sa flèche et sa place. Vue du dessus, elle forme une croix, ce que je n’avais jamais remarqué — alors que c’est évident, quand on y pense, ils n’allaient pas la faire en forme de smiley. Donc voilà à peu près les premiers traits que j’ai perçu dans le miroir et après j’ai vu les champs, quasiment tout autour, séparés par des routes. Un peu comme des tissus parcourus de vaisseaux sanguins. Et les voitures sont comme des petits globules qui se baladent. Parfois un embouteillage se forme : c’est la plaque d’athérome derrière le tracteur et c’est le risque d’AVC : « non mais avec toutes les terres qu’ils ont, ils pourraient pas se faire des voies spéciales pour eux sur le bords de leurs champs, au lieu de nous faire chier à l’heure où on va bosser, non ? » — vous voyez, qu’est-ce que je disais, le cerveau commence à être touché.
Dans le miroir, on ne voit pas le cerveau mais c’est pourtant lui qui perçoit et nous renvoie cette image de nous-même. Moi je n’ai pas d’yeux, alors niveau image, bien sûr, le drone il ne m’a pas montré tout ça, mais il me l’a fait sentir. Parce qu’il a déplacé l’air en me parcourant : il m’a fait sentir mon volume et ça c’était inédit. Voilà c’est ça : on sait qu’on existe parce qu’on prend conscience de son volume dans l’air. Et c’est pareil pour le moucheron, la mésange ou la crécerelle. Il ne s’agit pas de savoir qui est le plus gros, mais de sentir qu’on est d’une certaine taille, d’une certaine forme et que ça varie avec le temps. Voilà c’est ça. J’ai ma chronologie : celle de mon corps. Et dans ce corps, il y a vous, mes Longuevielloises et mes Longueviellois. Vous êtes mes globules se promenant d’organe en organe pour me faire vibrer et tout cela a un sens. Celui du système. Notre système.

Codicille : le village est le seul de mes personnages à parler à la première personne et c’est peut-être par facilité que je l’ai choisi pour tenter un effondrement… sans savoir si cela fonctionne. J’aimerais que le village soit celui qui voit les liens invisibles entre les protagonistes mais aussi avec les choses enfouies/enfuies dans le passé. Mais cela lui pose des questions incessantes, tout comme à moi: comment présenter cela pour que le lecteur y prenne plaisir alors que l’histoire racontée en surface n’est qu’un prétexte/pré-texte?

A propos de Geraldine B.

Vocation : écouter les maux pour les recoudre en mots doux. Loisir : lire les mots tissés en pages. Espoir : dépasser les ellipses pour laisser s’étendre ma toile imaginaire.

2 commentaires à propos de “#L10 : métaphysique communale”

  1. C’est curieux ce lieu comme personnage principal, j’ai fait exactement la même chose dans les premiers textes de faire un livre.