#L10 | passages dans les paysages

Lorsqu’elles sortaient par cette porte, c’était toujours à dessein. Parfois, pourtant, elles se retrouvaient figées dans le cadre, arrêtées dans un mouvement qui, quelques instants auparavant, semblait tout à fait fluide. Elles se surprenaient à ne plus savoir pourquoi elles se tenaient là. Elles le savaient au fond d’elles-mêmes, ne pouvant faire remonter cette pensée en leur pleine conscience. La plupart du temps, c’était pour gagner le passage. C’était le passage, elles l’avaient baptisé ainsi, comme s’il était l’unique là où il y en avait plusieurs. Quand elles disaient le passage, elles savaient toutes ce qu’elles évoquaient. Elles pouvaient le voir s’élever devant leurs yeux. A partir de la porte de la cuisine, qu’elles passaient, il n’y avait qu’à traverser le parc. En quelques enjambées, déjà les haies faisaient front. L’hésitation n’avait pas lieu d’être, fallait faire confiance. Elles se laissaient engloutir par les haies. Leurs corps s’appuyaient, forçant à peine le chemin tracé par d’autres avant elles. Elles ne rentraient pas comme des brutes ; leur attention était grande. Elles faisaient peu de bruit. Elles économisaient leurs mouvements. Elles veillaient aux nids de pinsons, les faire chuter aurait été un crime. Elles n’étaient que de passage. Les oiseaux ne devaient pas subir leur présence. Dans le massif, elles pouvaient traverser le domaine sans être vues et quel bonheur que de marcher sur la terre, à l’ombre de la lumière qui rasait la pelouse unie, à l’ombre des regards, dans le massif elles pouvaient être ce qu’elles voulaient, d’ailleurs elles ne se posaient pas la question, toujours elles se retrouvaient dans cette quiétude, cet espace réduit où elles étaient[1] en mesure de se développer à leur aise. Elles voyaient les pétales des fleurs comme des tâches sur un tableau, des éblouissements à répétition dans leurs pupilles, la brume rose humidifiait le grain de leur peau. Les queues des oiseaux dépassaient des amas de brindilles. Des fleurs jaillissaient selon les déplacements des insectes. Quelques fleurs allaient, en tombant, s’accrocher à leurs vêtements et à leurs cheveux. Ce passage de l’humilité, où il fallait, plus on gagnait en années, courber l’épine dorsale, elles en connaissaient la longueur, elles ne la comptaient plus, cela leur importait moins que le plaisir inassouvi de la flore changeante. Elles n’emmenaient ici que celles qu’elles aimaient. D’autres êtres, bien qu’également aimés, pouvaient ne jamais connaître cet endroit. Ce lieu était imprégné de l’enfance, d’une révélation trop intime, quasi impossible de la vivre avec un couple qui ne se serait pas formé entre elles, l’intimité précédant leur rencontre, le lien ne pouvait pas aller plus loin qu’une poignée de confidences dans un autre lieu, sans doute plus beau, mais ne portant pas en lui la charge d’une enfance, et qui n’avait rien à voir avec la révélation de quelque passage. Le chemin dans les massifs de fleurs serpentait jusqu’au cœur de la vallée, jusqu’à cet arbre mort qui formait le bras d’un être cherchant à retenir quelque chose, ou, comme elles le pensaient, quelqu’un.

Existait un minuscule cours d’eau qui se déversait depuis longtemps dans le Dart ; elles l’avaient vu rapetisser alors qu’elles-mêmes se développaient, leur corps s’enroulant dans l’adolescence, les années glissantes sur leurs peaux fermes, comme si le temps cherchait à les épargner le plus longtemps possible. A suivre ce chemin, elles pouvaient choisir de rejoindre les berges ocres par endroit, l’abri à bateaux, la cabane où on rangeait les affaires d’hiver, c’est-à-dire plutôt des vieilleries dont personne ne connaissait l’utilité mais se serait bien gardé de déplacer quoi que ce soit. L’air était toujours un peu vif, et le vent donnait au ciel une matière liquide. Ici, les arbres étaient hauts mais laissaient passer une faible lumière quand il y en avait ou couvrait d’eau les troncs lorsque le temps était humide. Souvent elles tordaient entre leurs doigts des brindilles en couronnes, elles les préféraient aux fleurs, les brindilles, étant certaines de ne pas priver la vie en récupérant au sol ce dont les arbres s’étaient séparés. Elles regardaient le bruit de l’eau. Elles respiraient l’air humide qui creusait en elles d’autres chemins. La moisissure a un jour été qualifié de néfaste par des promeneurs sur leur barque ; pourtant sa profondeur qui s’infiltre dans les narines, faisant remonter un petit quelque chose au bord des lèvres, cette odeur les touchait encore. Une reconnaissance. Elles ne découvraient pas certaines odeurs, cela, parfois, leur fait de la peine. Elles aimeraient être vierges d’odeurs, tout redécouvrir. Alors quand depuis longtemps elles n’étaient pas allées du côté de la rive, elles se fabriquaient une mémoire neuve et ressentaient du plaisir à l’abimer en prenant de grandes respirations. Leurs narines rougissaient et elles sentaient combien elles étaient heureuses de cette odeur stagnante. Dans la cabane les mites dévoraient les pulls oubliés quand les autres bêtes, s’effrayant de toute présence, se dissimulaient dans les recoins de poussière et d’obscurité. Elles nettoyaient jadis – à renforts de grands jets d’eau de pluie – les planches qu’elles remplaceront plus tard, car l’humidité recréée terminera de moisir le bois. Elles avaient récuré l’armoire sous le guide de la plus aguerrie et y avaient déposé un peu d’elles-mêmes. Ce qu’il reste de leurs effets était[2] un bouleversement dans leurs certitudes. Les offrandes aux figures de leurs croyances – davantage brumeuses que déités définies – ont disparu, cela avait fait l’affaire de quatre jours d’enquête avant de conclure à un miracle du quotidien. C’était à l’abri à bateaux elles recomposaient n’importe quelle scène de la ville. Elles chahutaient un peu. Quand elles étaient d’humeur rêveuse, ce qui était d’ordinaire le cas lorsqu’elles étaient ensemble, elles préparaient des expéditions au bout du monde. Assises dans la barque, elles s’imaginaient, à force de vagues, revenir à un temps passé. Il est des fleuves et des pensées qui n’ont pas de limites, naturellement quand on les appellera elles retourneront là où elles sont attendues, en attendant dans la barque elles s’élançaient sans se lasser dans une nuit en plein jour.

Il y avait, au fond du parc, dans la partie sud-ouest, où le soleil ne semblait jamais être là où il le fallait, où un cri n’est guère entendu, où elles cachaient leurs amies lorsque leurs mères venaient les chercher, où tout n’était que grouillement animal, il y avait là plus d’un passage. Elles se sentaient déchirées par l’idée qu’il fallait respecter le sentier quand leurs corps se balançaient déjà vers la création originale. Elles protégeaient mieux que les fées la paix recherchée par les plus petites choses de ce monde, ces petites respirations que l’ouïe humaine ne saisit pas et sans quoi la vie n’est rien. Ce rôle en héritage, elles le portaient en elles, jusqu’au bout, elles garderont la présence d’esprit de protéger les passages invisibles, passages de ce qui n’est pas regardé ou craint. Elles ont appris à dominer les peurs que leur ont transmises les hommes. Elles aimaient les paysages non pour ce qui a déjà été révélé à leur sujet mais pour tout ce que l’on ne peut deviner d’eux. La silhouette d’un buisson leur fait au cœur une plus forte émotion que le plaisir savant de connaître le nom de l’espèce. Ici, le chemin officiel – un jardin à la française – était emprisonné par une haie touffue que jamais personne n’a cherché à rabaisser. Elles marchaient plus lentement. La lenteur de la lumière, cet effort persistant pour percer entre les branches et les feuilles, s’accordait au ralentissement de leur démarche, imperceptible, car la vie était en sommeil. Lorsqu’elles prétendaient qu’elles n’avaient pas peur, même pas ici, elles admettront plus tard qu’elles tordaient un peu la vérité. Mais entre elles, les mensonges légers sont légion, mentir permet ici de rassurer les plus jeunes, non, elles n’ont pas peur, et leurs mains serraient avec mesure, pour calmer les émois des enfants. Ce que les ainées ne savaient pas, c’est que les cadettes ont très bien compris, et que les doigts les plus petits enserrant à peine les poignées pouvaient sentir le sang battre plus fort quand étaient énoncés les mensonges. La lumière finissait par pleuvoir, tout près de la cache que le passage révélait, elles finissaient par laisser la peur dans leurs empreintes et bientôt les pas s’allégeaient. Les doigts lissaient les pensées, le bleu des pétales donnant des envies de manger ce qui n’est comestible qu’en imagination. Là où le vert a bruni, il était possible de se faufiler. De pénétrer la haie. L’une d’entre elles a liée de la laine en flocons en signe de reconnaissance. Elles ont imaginé y attacher une clochette. Elles ne sont pas allées au bout de cette pensée. C’était le vent qui apportait le crissement de leurs pas, prévenant celles qui aurait pu emprunter le passage avant elles. Et bien que les pas différent selon chacune, elles reconnaissent toutes les démarches. Elles ont décoré la grotte végétale avec comme seule règle de se servir dans ce qui les entourait. Sous la couche de fougère et de mousse, des scarabées roulaient sous leurs pattes un peu de leurs peaux mortes. Sur la table de pierre, dans l’assiette nénuphar, les pépins de pommes dessinaient leurs portraits. Très vite, elles avaient froid. Aussi elles n’ont pas investi ce passage comme elles ont pu en investir d’autres. Qu’importe. Le passage se redessinait par vision, laissant en permanence un goût pour le petit.

Sur la butte où nul voyageur n’a jamais pensé à lever les yeux, parfois elles venaient déposer au vent le lourd fardeau de leur être tentant de vivre d’un même souffle mais dont les voies étaient[3] séparées malgré elles. Elles reconnaissaient cette butte difficile comme une de leur route favorite. Elles ne l’avaient pas dit, elles ne parlaient pas de ce lieu, pas entre elles, elles avaient des silences qui l’évoquait. Ici, les fougères s’étaient pliées, indiquant le cours du vent qui était aussi le cours des choses, que serait leur vie si, toutes, partant du même endroit, s’étaient laissées pousser par le vent, auraient-elles réussies à vivre longtemps, peut-être, et si le vent les avaient poussées au bord de quelque précipice, leurs doigts, sans nul doute, se seraient croisés entre eux et elles n’auraient pas réfléchi, laissant la retenue à la société, elles se seraient laissées aller au vent qui, peut-être ému de cette fin pathétique, leur aurait laissé la vie sauve malgré la chute. Souvent elles ont cherché le recueillement dans le fouillis vert des vallées. Avec le temps, elles ont appris à ne plus s’effrayer de la pleine lumière. Les endroits désolés supposant repousser la vie étaient des possibilités d’espace à considérer. Le coin sauvage de la butte comme un perchoir. Elles entendaient les touches du piano de leur sœur, elles percevaient les notes rouler dans les airs, chuter dans les herbes, rebondir, jamais ne cesser d’exister, flottantes, avant de se déverser dans le creux de leurs oreilles rafraîchies par le vent. Leurs corps étendus sur la roche. Elles seraient bien en peine de nommer leurs camarades s’extirpant leur somme d’hiver, ces êtres croisés dans les livres de leur enfance. Elles se souvenaient très bien de leur façon de se détacher du réel des yeux pour s’en aller vers un monde fait de ciels oranges et roses. En se relevant, le léger vertige qui les prenait. De là, une vue du Devon. Elles pouvaient écarter leurs bras, étalant de leurs paumes la carte que leurs mains ne pouvaient contenir. Un monde glissait entre leurs doigts. Leur géographie ne se satisfaisait pas des lignes arbitraires tracés dans les livres – la majorité manquera l’épreuve à l’examen scolaire – elles convoquaient des vérités supérieures qui préexistaient à la vie humaine. Elles n’ont pourtant pas des prétentions telles que l’on peut parfois discerner dans des discours qui disent l’inverse de ce qui a toujours été écrit, simplement leur conscience du monde restera instinctive avant toute forme d’intellectualisation. Les lumières, les sons, les odeurs. Et le silence. Lorsque celui-ci était interrompu, elles s’en allaient courir, redescendant la butte jusque dans les landes. L’air ici a desséché des plantes, l’eau subsistait en boue dans laquelle vivaient d’autres créatures, sans doute n’était-ce pas au Devon, sans doute il y a-t-il là un autre passage, dans leur esprit une relecture des lieux, elles sont bien capables, n’est-ce pas, d’atterrir dans le Yorkshire en quelques foulées, car telle est la force de leur esprit voyageur.  

Elles se rapprochaient parfois pour mieux s’éloigner. Comme si un fil reliait l’une à l’autre, jamais elles ne pourront se perdre tout à fait. Elles ne savent pas ce que cela voulait dire, se perdre. Partout elles se sentent non pas chez elles, ce n’était pas comme cela qu’elles avaient appris à concevoir le monde, en réalité, plutôt une confiance dans son désordre régulé par les éléments. L’une d’entre elles se souvenait de la parole d’un être aimé qui avait dit à son sujet ; vous avez un drôle d’air, un air qu’on ne voit plus de nos jours, un air grave. Et cette réflexion avait rappelé à son souvenir la gravité terrestre, et elle avait confié cela à un dîner, distraitement, sans y ajouter quoi que ce soit, alors toutes avaient pensé à cette gravité qui les ancrait malgré le flottement incessant de leurs pensées. Tout partait de la Terre et elles n’avaient pas peur de dépendre d’elle, partout où elles allaient c’était la même Terre, c’était ce qui les avaient façonnées, un jour elles avaient été qualifiées de statuettes par celle qui les avaient élevé, elle n’avait pas tout à fait tort, avaient-elles pensées, et cette image unique avait fait un grand bruit dans leur boite crânienne, agitant leurs corps de légers spasmes, elles étaient ces statuettes issues de la Terre, non pas des idoles, non pas des objets, mais de petites choses qui avaient été désirées, à qui ont avaient donné la vie, de l’air pour respirer, de l’eau et de la nourriture pour vivre, ainsi que tout le reste, est dans le reste résidait tant. Elles n’avaient cessé d’être en mouvement, quand elles étaient couchées, c’était le fil de leur pensée qui reprenait le rythme, elles n’avaient jamais été raides comme des piquets, leurs corps souples pour encore assez longtemps se tordaient dans tous les sens, elles riaient de la verticalité du monde, le voulant horizontal, elles chantaient leur ode à la nature jusque dans leurs chuchotements amoureux. Les ombres du souvenir partagé demeuraient, et jamais elles ne pourront dire ces passages qu’elles empruntaient en rêves, elles n’en n’ont pas la tristesse, elles sont reconnaissantes de ce qu’elles ont déjà pu vivre ensemble, et de cette facilité à se souvenir. Maintenant, elles reprenaient le chemin de leur vie individuelle, un peu sur le côté, à l’instar de ce qu’elles ont connu, elles observent le monde, tentent de s’y frayer un chemin même s’il semble toujours un peu sur le côté. Ce que l’on peut tenter de découvrir présente finalement peu d’intérêt ; la beauté de ce monde partagé c’est qu’il réside dans leurs corps à elles, et que bien qu’en les observant avec toute la bonne volonté, on ne parviendrait pas à recomposer une once de ce qui fait qu’elles nous attirent. Ainsi elles garderont leur part de mystère, à un repas ou lors d’une promenade, elles évoqueront ces passages dans les paysages, leur parole sera décomposée, récoltée par elles-mêmes ou par le vent, les oreilles des autres bouchées par la rumeur d’un monde inventé par les hommes.

 (…)


[1] Car ces corps sont dominés par d’autres corps ayant créée des espaces pour mieux les contraindre ; et si l’ainée veillait à laisser de l’espace à chacune d’entre elles, il existe une société à laquelle on ne peut échapper, pas même en tournant les pages d’un livre. Mais traiter l’intérieur n’est pas le sujet de ce passage, nous y reviendrons tout à l’heure.

[2] Une broche d’insecte brisée au niveau de l’aile, un guide pour comprendre l’organisation d’un orchestre, une molaire, un bout de papier peint bleuté, une toupie sans anse, un dé à coudre, ce caillou dans la chaussure qui avait une forme de lune.

[3] Elles avaient aussi des voix qui se régulaient entre elles, avec le temps, la distance, elles s’affranchissaient elles aussi.

A propos de Alice Diaz

Enfant, veut être litote. Adolescente, passe beaucoup de temps derrière les écrans à créer des mondes et des personnages. Participe à des ateliers d'écriture. Expérimente la photographie. Fière membre du Castor Magazine. Educatrice spécialisée en devenir. Tient un blog où elle cherche à faire signe.

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