#L12 | tout ça à cause du fer

Elle imagine des rails, c’est une image atroce, des rails qui se perdent dans le point où ils se rejoignent à l’infini, on sait qu’ils ne se rejoignent pas et pourtant on le voit, des lignes noires barrées de brun dans le gris du paysage, à cause du fer, tout ça à cause du fer.

Qu’est-ce qu’une phrase segmentée, traversée de virgules, une phrase qui déraille, une phrase en errance, de sujet en sujet ? Une phrase qui erre sur le droit chemin de fer. Elle prétend aller loin, elle prétend aller droit, elle s’enferre dans sa matière, le fer. C’est une image de phrase, plutôt c’est un mirage, un miroir, un tapage. C’est des roues de fer écrasant les sujets. Des rails. Déraille. Aïe. Ailleurs. On sait, on sait, on sait, on croit savoir, qui on, qui est-ce, on, c’est tous et singulier, c’est lui elle moi nous vous et pourtant on sait, et pourtant la roue tourne, et pourtant la ligne droite. Des lignes noires sont barrées de brun dans le gris du paysage. On ne voit pas le vert des feuilles des bouleaux, leurs troncs blancs à taches brunâtres comme les uniformes des geôliers des camps de concentration, on ne voit pas les saisons effacer les bouleaux comme les feuilles tombent et les vies sont gelées et les vies sont tombées et les vies sont gazées, des millions de vies, on ne voit pas. On sait. On tait. On ne peut pas vivre dans un cimetière. Les rescapés ne sont pas restés. Et maintenant ces forêts profondes, ces plaines magnifiques de l’Europe du Nord sont marquées. Sont marquées du brun du gris du paysage. Atroce à l’infini.

Qu’est-ce qu’une phrase ? Elle c’est des rails on sait des lignes à cause, tout ça à cause du fer.

A propos de Laure Humbel

Dans l’écriture, je tente de creuser les questions du rapport sensible au temps et du lien entre l’histoire collective et l’histoire personnelle. Un élan nouveau m'a été donné par ma participation aux ateliers du Tiers-Livre depuis l’été 2021. J'ai publié «Fadia Nicé ou l'histoire inventée d'une vraie histoire romaine», éd. Sansouire, 2016, illustrations de Jean Cubaud, puis «Une piétonne à Marseille», éd. David Gaussen, avril 2023. Un album pour tout-petits, «Ton Nombril», est paru en octobre 2023 (Toutàlheure, illustrations de Luce Fusciardi). Le second volet de ce diptyque sur le thème de l'origine, prévu au printemps 2024, s'intitulera «BigBang». Actuellement, je travaille à un texte qui s'alimente de la matière des derniers cycles d'ateliers.

6 commentaires à propos de “#L12 | tout ça à cause du fer”

  1. Peut-être est-il possible de se perdre, ou envisageable de s’arrêter ou suspendre au plein milieu d’une phrase qui va tout droit, alors même qu’elle y va ? Peut-être est-ce cela, la ressource que nous offre la phrase, sinon de suspendre le cours du temps, du moins de nous y suspendre ?