L#5 Images

[Les frottements mouillés des lettres les unes collées aux autres]

les roues mordant avec précaution l’herbe grasse…

le véhicule se garait lentement et tu n’en as conservé aucune image précise (dans ton esprit c’est simplement une voiture qui passe au ralenti, dont on ne distingue pas le conducteur, son ombre est seulement visible au travers du pare-brise arrière, une ombre sans couleur, un contour avec une tête et des épaules, couleur d’ombre, un conducteur réduit à un torse seulement, et qui se gare lentement en longeant avec précaution la clôture du jardin), tu sais qu’il ne s’engage pas dans la cour, comme le font tous les autres, la voiture reste dans la rue, (l’avenue plutôt, puisque c’est son nom l’avenue de S), le long de la clôture, la clôture faite de poteaux de bois devenus gris avec le temps, que les pluies successives ont rendues uniformément gris, de minces poteaux pointus, taillés tels de gros crayons et retenus ensemble par deux lignes de fil de fer serrés en haut et en bas, faisant méticuleusement le tour de chaque poteau, les tenant embrassés l’un à l’autre et à égale distance les uns des autres par un tour serré du fil de fer replié sur lui même, (ce qui est marquant pour toi c’est cette lenteur du véhicule, arrivé à l’improviste, et se garant en longeant la clôture du jardin) dépassant dans l’avenue là où jamais personne ne s’arrête. Au-dessus de toi, une voix se fait entendre, celle de Grand-Pierre, qui te dit reste là en même temps que l’une de ses mains pèse sur ton épaule, la serre un peu trop fort. Et tu ne bouges plus. Et tu regardes, (et tu sais déjà, sans doute n’aurais-tu même pas besoin d’observer la scène en train de se dérouler, puisque tu sais déjà, mais tu restes là et ce qui s’imprime dans ta mémoire, les images et les sensations que tu en garderas, ce sont peut-être simplement ton immobilité et ton obéissance à la voix de Grand-Pierre) concentrée entièrement dans ton regard, tes yeux suivent la longue silhouette maigre du dos de Grand-Pierre, elle descend l’escalier, avec une lenteur inhabituelle, ses épaules, le parchemin de sa nuque, le sommet de son crâne aux cheveux gris et ras, montent légèrement puis descendent, au rythme des marches, pour se trouver bientôt à tes pieds, presque tassée par la différence de l’étage qui vous sépare. Et tu le vois, sur la route maintenant, avancer, sans se retourner, vers la voiture garée le long du jardin, et aujourd’hui encore tu te souviens de tous ces détails (que ta mémoire a reconstitué sans mal ; à moins que que tu ne les aies inventé, rien que pour étoffer la maigreur de la scène, ou comme dans un film, les différentes images d’un extrait passées au ralenti) —  de la même manière que cet autre jour, les deux scènes pouvant se rejoindre, ça se passe un samedi, de cela tu en es sûre puisque tu es sur la grande place, c’est jour de marché. Le monde du dehors est saturé d’odeurs de flétrissures, de préparations bouillonnantes de viandes mijotant au fond de liquides glauques où surnagent de grosses bulles, de larges flaques graisseuses s’emmêlent aux odeurs du dedans, coupées par le timbre de la porte vitrée ouverte et refermée, à la rencontre d’autres senteurs, tabac froid, fumées, café, fond de verres. Les bruits du dehors, les voix des marchands, les conversations des clients, s’entrechoquent à celles du dedans, aux tintements des verres sur le comptoir de formica, aux cuillers claquant contre d’épaisses soucoupes, une chanson diffusée à la radio, les pièces de monnaie posées sur le comptoir, le sifflement de la machine à café, la voix haut perchée de la serveuse, le tiroir caisse ouvert sonnant et refermé, poussé d’un coup de ventre. Les conversations, des voix d’hommes surtout. Autour de toi, des jambes de pantalons sombres. Les jambes rient, parlent fort. Elles disent toutes ensemble viens voir ton père ! Et ça les fait rire encore plus fort. Quelqu’un te saisit par le bras et te plante au milieu des voix qui se taisent tout à coup. Grand-Pierre bouscule les jambes de pantalons sombres et te reprend solidement par la main. Ensemble vous quittez le café, laissant derrière vous les jambes de pantalon et les rires — mais la marque de la voiture, sa forme ou sa couleur, le bruit du moteur : ronronnait-il ou bien la clé de contact avait-elle été tournée pour l’arrêter, tu aurais même pu entendre le bruit du frein à main qu’on serre ; tous ces détails, si tu les as connus, entendus ce jour-là, tu les as oubliés —. Il ne reste que la forme d’une voiture, avec à l’intérieur une autre forme, tête et épaules, le tout, gris, de l’exacte couleur dont ta mémoire d’aujourd’hui a repeint la clôture du jardin, et la longue silhouette de Grand-Pierre à contre-jour qui avance toujours sur la route, elle a longé le petit mur que tu ne vois pas de là où tu te trouves, le mur couvert de liserons bleus aux cœurs légèrement rosés, d’un rose d’intimité découverte, volubiles, qui se fixent seuls et très vite, sur les fils tendus à la sortie de l’hiver lorsque le temps est doux, les petites vrilles vert tendre s’y enroulent en montant jusqu’au sommet du mur, qu’elles couvrent bientôt de délicats entonnoirs festonnés, chaque fleur d’un violet profond et que tu arraches une par une, pour les lancer en l’air, et selon la façon qu’elles ont de retomber sur les graviers de la cour — sur le côté ou debout sur l’ouverture fragile —, tu peux en déduire à coup sûr le temps qu’il fera le lendemain, aussi fiable que le petit chalet pendu  au-dessous du miroir de l’entrée, si le temps est pluvieux, l’homme minuscule vêtu de noir sort du chalet avec son parapluie, s’il fait beau, la femme apparait en costume folklorique, jupe rouge, tablier noir et corsage blanc, elle bascule à l’extérieur, suivant le petit axe — celui-là même, ce mur, sa forme suivant l’escalier reproduit à l’identique quelques centaines de mètres plus bas dans l’avenue, tu ignores si des liserons bleus y ont circulés, — de ce détail ma mère n’a jamais fait mention, ni en quelle saison avait eu lieu la scène, racontée plusieurs fois au cours de mon enfance (de saison ma mère ne parlera toujours que d’un seul hiver au cours duquel elle dévale l’avenue sur sa luge, la même avenue où tu te tiens maintenant, glissant jusqu’à la route des fontaines ; à califourchon sur le mur, elle sifflotait parait-il « Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine » aux allemands qui passaient, sans se douter, et ne l’apprendre que bien plus tard, que la jeune fille un peu simple des voisins s’était trouvée dehors alors que les convois militaires passaient, seule au beau milieu de la rue, pour les voir passer ?  par désœuvrement, comme on regarde par une fenêtre pour se désennuyer ?  et le convoi s’était arrété et des soldats en étaient descendus et, sans raison, s’en étaient pris à la pauvre demoiselle, la battant au beau milieu de l’avenue puis la trainant dans l’un des camions du convoi qui s’était remis en route, lentement, comme si rien ne s’était passé, comme on réenclenche la première pour le début d’un long voyage débuté très lentement, les roues grondant consciencieusement en redescendant l’avenue et les lourds véhicules faisant trembler les fenêtres fermées, longeant les jardins. Ma mère, orpheline de père et que sa mère avait confiée à la garde de Mamé et Grand-Pierre, occupe à cette époque, une maison minuscule, qu’elle me désignera plus tard, à chacun de nos passages. Elle fait face au petit hôtel de la famille Hame (tu revois les volets peints en rouge et blanc que tu as toujours connus, mais l’hôtel est désormais fermé et son enseigne peinte effacée). La mauvaise tenue de l’hôtel était chose connue et Mme Hame — son indéfrisable, sa blouse aux couleurs passées, jaunie en deux larges taches étalées sur ses cuisses, là où ses mains s’essuyaient avant de prendre au facteur le courrier ou de répondre à l’appel strident du téléphone que l’on entendait, parait-il, depuis l’autre côté de l’avenue — après que des clients malveillants, ayant voulu, sans doute,  faire connaitre leur mécontentement, s’étaient « torchés dans les rideaux » de leur chambre, précipitée au dehors, trimbalant sa mauvaise humeur jusque chez ses voisins, vous vous rendez compte ?!  pleurnichait-elle auprès de Mamé, et, sans même lui laisser le temps de répondre, elle demandait « vous me ferez bien une douzaine d’œufs pour ce soir ? » — il a dépassé la cour de cailloux blancs, puis l’entassement des larges feuilles de la vigne enserrant le jardin côté cour et maintenant, il se penche lentement sur la portière côté conducteur dont la vitre a sûrement dû s’ouvrir mais tu ne le vois pas, tu vois seulement la silhouette grise à l’intérieur de l’habitacle tourner la tête vers Grand-Pierre, appuyé de sa main gauche contre la portière et penché en avant, tu vois ses lèvres remuer mais tu n’entends pas les mots que sa bouche forme et lorsqu’il se redresse, la voiture redémarre et il la regarde glisser doucement vers le bas de l’avenue. C’était ton père

A propos de Françoise Durif

Pousse son premier cri en 1959. Carrière stoppée net. Nourrit un ressentiment tenace vis-à-vis de la famille en général. A, malgré tout, connu quelques happy-hours. Et heureusement, il y a l'écriture !