#L6 L’attente

J-1

Il réajuste les jumelles. C’est bien là. Il n’y a pas de doute. Une ferme aux volets verts, c’est bien cela, même si la peinture défraîchie s’effrite et laisse apparaître du gris sous le vert. La piscine désaffectée, la fontaine, le hangar, tout est à sa place, même ce pneu plein de sable avecses vieilles pelles en plastique et ses tamis troués. Ainsi donc, c’est là. La façade se lézarde, la peinture craquèle, des touffes d’herbe s’insinuent dans les fissures du béton. Comme prévu, il n’y a personne, c’est abandonné. C’est un lieu bien triste. Il relit : ferme abandonnée, dans la grange. Ne pas être vu. Vu de qui ? Il n’y a personne. Il réajuste les jumelles. Seulement ces moutons. Attendre encore ? Il tend l’oreille. Les moutons s’agitent, semble-t-il. Ils courent tous dans la même direction. Tous, c’est quatre. Un homme. Il y a un homme près du pré. Les moutons s’agglutinent auprès de lui. Il est sorti d’une camionnette blanche et c’est comme s’il leur parlait, aux moutons. Il a ouvert le coffre. Il est là pour leur donner à manger, voilà tout, il va s’en aller bientôt. Bruit de moteur. La camionnette redémarre. Il faut encore attendre. Toute sa vie se résume à cela : attendre. Combien de temps a-t-il attendu avant d’arriver ici ? Combien de temps devra-t-il encore attendre ? Un rideau semble avoir bougé derrière une fenêtre. Peut-être y a-t-il quelqu’un finalement. Il réajuste les jumelles. Personne. Il aurait aimé qu’il y ait quelqu’un. Il est seul. Seul à attendre. À attendre quoi ? À attendre qui ? Cette piscine, ce hangar, ce restant de jardin potager envahi par les ronces, ce chemin de cailloux qu’on devine sous les orties, tout cela jadis fut rempli de vie. Il en ressent comme les séquelles en lui. Depuis combien de temps est-ce ainsi ? Depuis combien de temps ce vide ? En lui aussi, un vide. Depuis toujours. Ce rideau, encore. Vouloir croire que quelqu’un. Il réajuste ses jumelles. Des idées, des espoirs, des illusions. C’est dans la grange qu’il y a ce qu’il y a. S’approcher ? Trop tard. La nuit cache tout. Il n’est pas bon de s’attarder trop.

J-2

Il a posé la carte sur le petit bureau de bois, a ouvert des tiroirs : la Bible et le code Wifi. De la fenêtre, on voit la gare, une maison ordinaire, un peu délabrée, un quai qu’on a refait récemment mais où personne n’attend. Un train toutes les demi-heures, à vingt-huit et à cinquante-huit. Il regarde sa montre : vingt-six. Les barrières. Du train nul individu ne descend. Qui peut bien descendre ici ? Pour y faire quoi ? Lui était descendu, bien sûr, mais parce qu’il le fallait. Sur le lit, la valise est fermée. Combien de temps restera-t-il dans cette chambre ? Faut-il ranger les habits dans l’armoire ? Il regarde la carte : trois fermes au lieu indiqué, entourées au crayon rouge. Bien sûr, la carte ne mentionne pas la piscine. Le hangar : il y a toujours des hangars à côté des fermes. Laquelle est la bonne ? La carte n’est pas le territoire : il faudra se rendre sur place, il n’y a pas le choix. C’est pour se rendre sur place qu’il est venu là. Il n’y échappera pas, pas moyen de se défiler, c’est maintenant ou jamais. La valise sur le lit ne bouge pas. C’est cette vieille valise qui l’accompagne à chaque fois. Un jour, elle sera trop usée, mais pour l’instant, ça tient le coup. Les yeux fixés sur la valise, il pense à ces films où comme lui dans des chambres d’hôtel des types attendent, mais dans leur valise à eux, c’est une arme, un fusil de snipper ou une kalachnikov. La scène suivante, au cinéma, ce serait démonter l’arme, la nettoyer, la graisser, la remonter, mais il n’a pas d’arme, ce n’est pas nécessaire, il est seul et le restera encore longtemps, et de toute façon il ne reste plus personne à tuer. La valise est ouverte. Il pend les chemises à des cintres, replie les pantalons, pose les chaussettes dans un tiroir, s’installe pour une nuit ou pour une année. Voilà. Il est prêt. Il n’y a plus qu’à attendre.

J-3

Le tarmac. Il a toujours aimé ce mot : tarmac. Tarmac, ça fait penser à hamac, c’est reposant. Tarmac, c’est l’avion qui se pose, c’est se lever enfin après dix heures de vol pour sortir de cette boîte et poser le pied sur la terre ferme. Le plancher des vaches, il aime aussi, d’autant plus que des vaches il va en croiser, ici, forcément, des vaches à cornes, des vaches écornées, des vaches noires et blanches, des vaches à n’en plus finir, des vaches dans les prés, des vaches sur les pâturages, des vaches allaitantes, des vaches dans l’assiette aussi, des vaches en steaks ou en tartares, des vaches à cuire, des vaches à rôtir, des vaches crues, des vaches partout, des vaches pour s’empiffrer jusqu’à en vomir. Bouffer de la vache enragée, encore une de ces expressions qui traversent la tête, mais il n’y a aucune rage en lui et les vaches ici sont paisibles, elles attendent, comme lui. Qu’y a-t-il en lui si ce n’est pas de la rage ? Une joie ? Oui, la joie du tarmac. Joie momentanée alors. Une peur ? Aussi. De la joie et de la peur. De la curiosité aussi. Le tarmac, ici, c’est le même tarmac que partout, il y a des lignes blanches et des pistes, c’est gris et dessus c’est une foule qui s’agite, mais ce tarmac-ci pourtant c’est autre chose, c’est le dernier tarmac avant. Avant quoi ? Il faut récupérer la valise et après c’est parti, le billet de train est payé puis on improvise, voilà ce qu’ils ont dit, une fois sur place on fait ce qu’on peut, on demande aux gens, on fouille, on s’arrange pour n’avoir pas fait tous ces kilomètres pour rien. Le tarmac est un espace rassurant : c’est plat, c’est droit, tout y est fléché, on ne peut pas s’y perdre. Le tarmac, ce n’est pas la vie, ce n’est qu’un lieu de passage, une étape, un point minuscule dans la jungle du monde. Il lève les yeux : des montagnes. Bien sûr des montagnes, il n’y avait même pas pensé. Il y a des montagnes ici, des hauts sommets éternellement enneigés, des pics, des rochers, des glaciers, des falaises, mais ce n’est pas sur ces montagnes qu’il doit grimper, l’altitude est notée sur la carte : cinq-cents mètres. Presque la plaine. Le tarmac, c’est à quelle altitude ? Pourquoi se poser une telle question ? Le tarmac est un entre-deux. Il existe à peine. Il faut partir, prendre le train et oublier le tarmac, parce que le tarmac n’est rien, rien du tout. Il n’y a jamais eu de tarmac.

J-4

L’eau longue, l’eau à perte de vue, l’eau dont on ignore si elle s’arrête un jour. Il est assis au bord. Ses pieds frôlent le flux et le reflux. S’il reste encore un peu, l’eau le touchera, mais il ne restera pas, il sait que cet instant au bord de l’eau n’est qu’un instant, qu’il va falloir qu’il se lève et qu’il abandonne ce quai, ce port, ce monceau d’océan. Son regard se perd dans les flots. L’eau, l’eau infinie entre ici et là-bas, l’eau qu’on évitera, l’eau calme, l’eau presque absente, presque rien, l’eau transparente. Il lève les yeux : le ciel aussi long que l’eau. S’il se retournait – mais il ne se retourne pas, il ne veut pas se retourner, ce n’est pas derrière qu’il faut regarder, c’est devant – le ciel, il n’en resterait que des bribes, que des coupons éparpillés, parce que s’il se retournait, ce serait la terre – le fer, le verre – qui mangerait le ciel, mais devant, le ciel n’est strié que de lignes blanches. Les avions s’en vont. Les avions ne reviennent pas. Lui ne reviendra pas, il le sait. Il laisse derrière lui la ville et il va vers là-bas, vers là-haut, vers devant, vers derrière, il ne sait ni vers où ni vers quoi ni vers qui il va, il va où il va, c’est tout, mais avant d’aller là-haut, avant d’aller là-bas, avant d’aller il ne sait où, il faut quitter l’eau, s’en débarrasser pour de bon, se lever et marcher une dernière fois vers de la ville. Les flots sont calmes. C’est une eau domestiquée. L’eau sauvage, il ne la verra pas, l’eau sauvage, il bondira au-dessus d’elle, il l’enjambera, il l’oubliera, car c’est le ciel qui compte, et la terre, celle de devant, la terre de là-bas, la terre – mais peut-être n’est-ce pas cela, ils l’envoient là-bas mais est-ce bien pour cela ? – la terre – il n’ose prononcer le mot – la terre natale – voilà, c’est lâché – la terre de là-bas, peut-être, est-ce la terre natale, il ne le sait pas mais il y va. S’ils l’y envoient, c’est que cela doit vouloir dire quelque chose que ce soit précisément à cet endroit qu’ils l’envoient, mais l’eau est si longue, l’eau est si haute, c’est un mur, et il le franchira, ce mur, bien sûr, mais des murs, il y en aura d’autres, il le sait ; s’ils l’envoient là-bas, s’ils l’envoient là-haut, c’est qu’il y a des murs à franchir, c’est certain, des murs de pierre, des murs de terre, des montagnes. Derrière, ce sont des gratte-ciels, devant, ce seront des montagnes. L’eau n’est rien. L’eau n’est qu’une formalité, une flaque à franchir, un pas, un seul pas avant de marcher sur une terre nouvelle. Un instant, il hésite : l’eau, on pourrait s’y jeter, s’y perdre, s’y noyer. L’eau, ce pourrait être la réponse. Mais l’eau n’est rien. Des gens viendront, des gens le sauveront et il ne sera plus question d’aller là-bas, au pays – il se fait des idées sans doute – au pays – rien que ce mot, pays, ça sonne étrange à ses oreilles – de rentrer – mais est-ce vraiment un retour ? – au pays natal. Il lève les yeux. D’abord le ciel. Après, on verra.

J-5

La valise est ouverte sur le lit. Qu’y mettre ? Quelques vêtements, une trousse de toilette, la carte. Non, la carte, il la gardera sur lui. Ce lit, son lit. Une seule femme, une seule nuit, dans ce lit. Sinon il y a été seul. Cette nuit avec cette femme, une nuit parmi tant d’autres, nuits d’insomnies, nuits de cauchemars et cette femme, sa seule, une seule nuit. Il essaie de se souvenir de son dernier rêve dans ce lit, c’était il y a à peine quelques minutes : un singe est perché sur son épaule et une autre bête se glisse sur sa poitrine, une sorte de ver qui avance vers son cou, se rapproche de son visage et soudain c’est autre chose, il est dans un magasin de chaussures et cela coute cinq-mille dollars, pourquoi cela coûte-t-il si cher ? Dans la valise, il n’y a pas de chaussures, est-ce qu’il faut en ajouter une paire, les vieilles ? Les neuves, il les mettra aux pieds. Le lit encore, comme un appel. Se recoucher ? Dormir un peu ? Il est en avance. Rappeler cette femme ? Il n’a pas son numéro. Le nom se terminait en a. Sonia, Sofia, Lisa, il ne sait plus. Une brune. Mignonne. Mais il manque quelque chose dans cette valise, il en est sûr, il manque toujours quelque chose dans les valises, quelque chose d’important, quelque chose d’essentiel, quelque chose sans quoi il sera perdu, mais quoi ? Le lit est défait : Sonia – il croit se souvenir que c’était Sonia – était partie au matin, elle avait dit merci, rien de plus, ça avait été bien mais à quoi bon ? Penser à cette fille ne servait à rien. Des yeux clairs. Penser qu’elle avait été la seule dans ce lit, une seule nuit, ça non plus, ça ne servait à rien. Deux seins ronds, deux petites pommes. Il manque quoi dans cette valise ? Des vêtements, des sous-vêtements, des couches pour le froid, pour la pluie, pour le vent, une brosse à dents, un livre à lire pendant le voyage – un polar – des adaptateurs pour les prises et le carnet de notes ; tout y est, il n’y a pas besoin de plus. Le lit : Sonia, comment s’était-elle retrouvée là ? Des jambes musclées, fines, bronzées. Il vaut mieux s’arrêter là. La valise est prête, Sonia n’existe pas, il ne reste plus qu’à faire le lit et à partir. Il est temps.

J-6

La porte est refermée. Le voilà seul. Ils ne peuvent plus rien pour lui, ils l’ont dit, c’est à toi de jouer maintenant, ne nous déçois pas. Jouer d’accord, mais à quel jeu ? La porte est en bois massif. De l’autre côté, ils doivent encore parler, ils doivent se demander s’ils ont fait le bon choix en l’envoyant lui et pas un autre, ils doivent penser comme lui, que ça passe ou ça casse, on verra bien. Pour lui, il n’y a plus qu’à. La porte. Pourquoi s’acharne-t-il à observer cette porte ? Bois massif, poignée ordinaire, fermée. Attendre qu’elle s’ouvre à nouveau ? Ils en ont encore pour des heures, il y a d’autres affaires à traiter, des affaires autrement plus importantes que la sienne, des affaires sérieuses. Il est seul de ce côté de la porte. Les autres n’ont pas été convoqués. C’était lui qu’ils voulaient, ils savent que seul lui est capable de leur donner satisfaction, que lui seul trouvera – mais ce sera dur, très dur – la force d’accomplir cette mission jusqu’au bout. Seul lui peut faire cela, il le sait, il le sent, même si faire cela ne veut rien dire. Ni lui ni eux ne savent de quoi il en retourne. Il regarde ce qu’il a dans ses mains : une carte, un lieu, une phrase. La porte est fermée mais d’autres portes restent à ouvrir, très loin. Combien ? Il faut partir au plus vite, sinon c’est foutu, mais il reste bloqué derrière – ou est-ce devant ? – cette porte de bois massif, cette porte quelconque qu’il ne reverra pas, parce que s’il va là-bas, ce qui est certain, c’est qu’il ne reviendra pas, même eux il ne les reverra pas, même eux dès demain ils ne compteront plus. Il sera seul. Il l’est déjà.

J-7

Comme à chaque fois, il sent monter un frisson. Peut-être cette fois. Peut-être enfin. Il connaît le liseré sur l’enveloppe. Elle est posée sur la table. Il n’ose pas l’ouvrir. Il le faudra pourtant. Il essaie de deviner : Nécessitons vos services. Jeudi 24, 8h30 où vous savez. Efficacité avant tout. Ne pas attendre des discours solennels. Ils appellent, on vient, c’est tout. Ils n’appellent pas, on ne vient pas. Depuis combien de temps n’ont-ils pas appelé ? Il s’était demandé, cette nuit-là, si cette fille, ce n’était pas eux, mais pourquoi auraient-ils fait cela ? Ce n’est pas dans leurs habitudes, ce ne sont ni des espions ni des voyous, ils n’emploient pas ce genre de méthode, du moins est-ce l’impression qu’ils donnent, alors pourquoi tant de réticence à ouvrir cette enveloppe ? Il a le coupe-papier dans la main. Il est prêt. Il n’y arrive pas. Le liseré est bleu, pas moyen de confondre. Une petite enveloppe avec son adresse d’ici écrite à la main. Il ne reste plus qu’à l’ouvrir et à lire.

A propos de Vincent Francey

Enseignant, chanteur et clarinettiste amateur, je vis dans la région de Fribourg, en Suisse, et suis passionné de lecture et d'écriture depuis toujours, notamment via mon site a href="https://www.lie-tes-ratures.com/">lie tes ratures mais aussi sur un blog né à la suite de l'atelier d'été sur la ville : fribourgs.com. Auteur d'un livre autoédité, Je de mots, dictionnaire intime, je suis également présent sur YouTube pour, entre autres expérimentations, y parler de mes lectures.

2 commentaires à propos de “#L6 L’attente”

  1. Impressionnantes les gammes jouées autour de la solitude ! Merci de cette lecture !