#P6 | Paradoxes du solo

Lundi :

Matinée dans le TGV. Une fois que nous sommes installés, étrange sentiment de solitude au milieu de tous ces gens. Ce paradoxe, la solitude des grandes villes, la solitude des transports en commun, la solitude au sein de la famille. J’ai pourtant longtemps vécu seul, mais j’ai l’impression de ne pouvoir trouver la solitude que dans l’altérité. Dans mes studios d’étudiant ou de jeune actif, plus jeune, l’expérience de la solitude était presque quantique, plus proche de celle du chat de Schrödinger ; si personne ne voit que je suis seul, suis-je réellement seul ? Dans quelle mesure suis-je, vu que personne n’est là pour le constater ? Plus jeune, seul dans la maison de mes parents, l’expérience était différente ; sans doute à cause de l’œil que posaient sur moi mes grands-parents depuis leur cadre sur le guéridon ou sur la commode de la chambre. Ils veillaient sur moi, me regardaient, même quand j’aurais aimé être tranquille, et je me sentais souvent honteux, coupable de je-ne-sais-trop-quoi, de ne pas être parti pour faire médecine, de ne penser qu’à ce que les autres pensaient de moi, qu’à faire l’idiot sur scène ou qu’à essayer de jouer de la guitare.

Mardi :

Je suis réveillé une première fois à 4h30, et il ne faut quand même pas charrier, il est trop tôt pour sortir écrire. Je me réveille moins d’une heure et demie plus tard. J’avais préparé mes affaires, mon ordinateur dans le salon, mon jogging. Je fais le moins de bruit possible, mais difficile d’aller aux toilettes sans tirer la chasse, difficile de se faire un café sans allumer la bouilloire à laquelle il faudrait un klaxon pour faire plus de bruit. Ça ne manque pas, la chatte se réveille, et réveille ma belle-mère qui vient me demander ce que je fais là, debout à cette heure, ce qui n’est clairement pas dans mes habitudes, surtout quand je suis chez eux. Je réponds vaguement et à voix basse que j’ai du travail et que j’espère ne pas l’avoir réveillé, elle ne me répond pas, et je comprends qu’elle ne m’a pas compris. Elle m’indique qu’elle retourne se coucher, je sors sur la terrasse et me met au travail. Rien ne vient vraiment, mais je bois 3 cafés, je fume 2 cigarettes ; il n’y a pas mille choses qu’on peut faire en écrivant. Au petit déjeuner, je m’excuse d’avoir réveillé ma belle-mère, qui me répond, mais non, ce n’est pas toi, c’est la chatte. On en revient à Schrödinger.

Mercredi :

J’ai mis un réveil à 6h30, mais me lève à 5h45. Deux jours de suite, je ne me serais jamais cru capable de tels exploits. Le manque de sommeil et la fatigue ne font même plus peur. On se demandait ce qu’on avait appris depuis le début de l’atelier, et en ce qui me concerne, la première chose qui me vient à l’esprit en repensant à ces journées de la semaine dernière, c’est ça ; quand il faut se lever, on se lève. On est peut-être un peu moins vif pour le reste de la journée, un peu plus dans sa bulle, un peu plus seul au milieu des autres, on est sans doute moins sympathique mais au moins, on a fait ce qu’il fallait. Bien pratique, ce « on ». On met ce qu’on veut derrière. Je décide cette fois de m’habiller dans le salon, un briquet tombe de la poche de mon jogging, réveille la chatte, qui réveille ma belle-mère, et je comprends qu’elle commence à accuser le coup et qu’il sera compliqué de continuer mon astreinte. A. me confirmera ça dans la journée. Elle retourne néanmoins s’allonger, et je ne peux pas m’empêcher de lui prêter ce genre de pensées : « qu’est-ce qu’il nous emmerde avec ses conneries à nous empêcher de dormir ? Il a déjà un métier, où il lit des bouquins toute la journée ». J’exagère. Non, je n’exagère pas, vu que tout ça c’est dans ma tête. Ma belle-mère n’est pas comme ça, et n’a sans doute pas compris ce que je faisais, puisque j’ai évoqué du « travail ». Je me mets à l’exercice sur Artaud, laisse tomber celui sur Claude Simon, qui m’amène à retravailler sans cesse celui sur Chamoiseau. Je décide même de le laisser de côté pour l’instant. Je suis surpris de constater que j’aime bien cet exercice. Je crois que je pige un truc. Je rebidouille des phrases, j’ajoute des trucs, jusqu’à ce que tout le monde se lève, ce qui rend inévitable le point final. Au parc d’attraction le matin, je réussis un peu à lire, au milieu d’enfants qui mettent vite à l’épreuve mes considérations sur l’empathie et l’amour de son prochain.  En fin de journée, nous rendons visite à un ami brasseur. Je goûte toutes les bières qu’il me propose et rentre en croix. Mes beaux-parents ont l’habitude ; sa femme est une des meilleures amis d’A., cela arrive à chaque fois que je viens.

Jeudi :

Pas d’écriture au réveil, pas de réveil tôt, pas de moment seul. Est-ce sur jour-là ou la veille, ou l’avant-veille, que je commence Bolaño ? Non, c’était mardi. Ce jour-là, je dois commencer Dell Vale, un polar qui me fait de l’œil depuis bientôt trois ans. Je préfère nettement le Bolaño. Si je réussis à lire, c’est bien qu’à un moment, je me suis retrouvé seul. Sieste l’après-midi, coinche le soir avec des amis d’A. Je ne suis pas beaucoup plus sobre que la veille et commence à me sentir un peu merdeux à cause de ma consommation d’alcool (je n’ai jamais mentionné le vin que nous buvions aussi à table).

Vendredi :

Je ne fais absolument rien. Regarder les Jeux Olympiques et jouer aux Playmobil avec I. Le soir, repas avec les amis d’A. tous très contents de se retrouver. Je serai encore moins sobre que la veille, et la soirée finira à 3h30 du matin. Difficile d’être seul autour d’une table où les convives me sollicitent, où j’ai envie d’être agréable, de ne pas passer pour quelqu’un de trop bourru. Au cours du repas, un des amis d’A. me dit que mon métier consiste à lire un livre par jour. Comme j’aimerais ! J’explique que mon métier, particulièrement là où je le fais, consiste essentiellement à décrire et à ranger des livres, et à faire en sorte qu’ils vieillissent le mieux possible. Mais bon, je suis quand même un peu obligé de faire l’offusqué, même si je trouve plutôt agréable de renvoyer cette image, certes assez éloignée de la réalité. En fait, c’est cette même image qui m’a poussé vers ce métier à un moment où il fallait bien faire quelque chose de sa peau, manger sans trop vendre son âme. C’est surtout un boulot où on est souvent seul au milieu du silence. Ça, je ne le dis pas, et je prends la pose de celui qui a beaucoup de travail, comme tout le monde. Ce qui est vrai, par ailleurs, mais j’insiste sur le caractère pénible du boulot, je cherche à esquiver les ressentiments vis-à-vis des fonctionnaires, les impressions selon lesquelles, je serais payé à ne rien faire. Donner l’impression de suer à la tâche et d’aimer ça, comme tout un chacun. Je ne parle pas d’écriture ; je pense que pour qui ne s’est jamais attelé, cela apparaît comme un truc peinard, alors que je n’ai jamais rien fait d’aussi dur.

Samedi

Seul, une de mes gueules de bois les plus acides. Je m’hydrate tant bien que mal, je bois, je me trempe. Je dors. Silence dans la tête, perturbé par le bruit d’un avion qui passe, par le vrombissement continu d’un frigidaire qui déconne. Déchirure dans l’œsophage. Je pense à toutes les cuites à venir, difficile à éviter, enterrement de vie de garçon, mariage, tout ces moments où je ne serais pas seul qui se répercuteront sur les lendemains comme aujourd’hui, quand mon cerveau et mon corps me disent, ne fait rien, c’est trop dur. Encore du temps de perdu.

Dimanche :

Train, retour. Cette fois, on est dans le wagon avec les mineurs et leurs accompagnants, et on ne se sent vraiment pas seuls. Pas moyen de lire, pas moyen d’écrire. Est-ce que je ne me sens seul que dans le silence ? Je crois que oui, ou alors au milieu de bruits qui ne me heurtent pas. Avec le temps, je me rends compte que je n’écoute plus beaucoup de musique, ou alors uniquement celle qui ne s’impose pas. Le drone, particulièrement ne s’impose pas. Les playlists de bruits blancs, pluie qui tombe, eau qui coule. Je n’arrive plus à écouter d’une oreille distraite, en faisant autre chose, et depuis peu le plus important, c’est de lire ou d’écrire. Écouter de la musique, c’est paradoxalement exploiter des moments de silence et donc des moments de solitude à faire autre chose que de lire et d’écrire. J’exagère un peu. Disons qu’écouter de la musique sans pouvoir la jouer, dans une autre démarche que celle de travailler un morceau à la guitare ne me branche plus. C’est comme si je n’avais plus le temps.

A propos de Pierre-Emmanuel Dubois

Je vis à Paris, et travaille en bibliothèque. Je peine à comprendre pourquoi j'écris et pourquoi c'est une évidence. J'arrête de penser, je respire. Disons que pour l'instant, je suis là.

2 commentaires à propos de “#P6 | Paradoxes du solo”

  1. découvre par hasard (j(avoue)
    découvre la qualité
    découvre les bienfaits de la discipline du « j’écris tôt » (ai perdu l’habitude depuis que ne fais plus rien le reste du temps)
    un sourire pour les mineurs et le fait de ne pas sentir vraiment seul

    • Merci beaucoup pour votre commentaire Brigitte! Il me va droit au coeur, à un moment où le retard s’est accumulé, où les vacances sont terminées, où la grisaille parisienne est anthracite…