#L7 | 16 notes

travail en cours... espaces pleinement ouverts

1- L’idée de quelqu’un qui arrive quelque part m’a rapprochée d’un livre retrouvé et relu peu de temps avant, Le Pèlerin de Fernando Pessoa, un conte initiatique écrit en 1917. Plus que la nature du récit lui-même, c’est la pureté de sa langue qui m’est revenue en mémoire. Longtemps j’ai suivi la route, m’enfonçant toujours davantage à l’intérieur du pays. De ce qui s’est passé au cours du voyage il n’y a rien à rapporter parce qu’il ne m’est rien arrivé d’autre que ce qui arrive à tous les voyageurs, quand ils n’ont rien de plus à raconter que la joie du parcours à certains moments et leur fatigue heureuse à l’heure de s’endormir, le soir, dans les auberges, contents de l’étape du jour. C’est dans ce fil que mon voyageur s’est glissé et que l’écriture a pris racine. Mon voyageur n’a pas de visage. J’écris qu’il marche depuis longtemps, qu’il progresse à l’instinct, qu’il suit la frange écumante de la mer.

2- Quelques décisions à prendre pour faire progresser le travail. Ville ou campagne / Silence ou tumulte. Faut-il donner un nom à ce quelqu’un ? ça me semble trop tôt mais la question reste en suspens.

3- Pourquoi cet homme est-il parti de chez lui ? Je n’en sais rien et je ne suis pas certaine de vouloir le définir plus précisément. J’envisage plusieurs hypothèses : il souhaite franchir la frontière pour échapper à une dictature / il a commis un acte grave et il pourrait bien être poursuivi / il est attentif à toutes les formes du vivant et il envisage ce pays comme une terre d’exploration / il a tout abandonné dans le désir d’une autre vie.

4- Raconter à travers des voix diverses avec ce qu’elles peuvent comprendre de leur présent, utiliser la diffraction et la juxtaposition pour restituer une sorte de réel, celui du livre, m’excite et me motive. La musique du groupe de mots « îlots de voix » me guide. Je ne me souviens plus du moment où s’est dessiné la silhouette du tailleur de pierre. Il s’est imposé dans toute sa carrure. D’un coup il était là devant moi, je l’avais déjà vu. Caractère simple, enclin à partager son casse-croûte.

5- La proposition m’entraîne à rechercher dans mon petit rayon de littérature américaine les livres que je possède de William Faulkner. Retrouver l’univers et l’écriture de Faulkner, un beau projet pour la journée. Je cherche Tandis que j’agonise, ne le trouve pas. Je m’agite, cherche encore. Une évidence, il n’est pas là. À qui ai-je bien pu le prêter ? J’aurais pourtant aimé relire le monologue de Vardaman avant de mettre à écrire. Sans plus réfléchir j’ébauche la petiote à la dent cassée. Comme une évidence, quelque chose d’inévitable. Je ne la vois pas distinctement mais elle aura un rôle majeur, je le pressens.

6- Je n’échappe pas aux figures de mon enfance quand j’écris — j’imagine que c’est le cas pour tout le monde. Tant de nuances, d’épisodes cumulés, parfois confondus. Des vides aussi, des cavités sidérales dans le parcours comme des parties plus molles qui auraient été évidées dans le rocher par l’érosion. Les images conservées de ma sœur aînée me poursuivent. Elle était différente des autres enfants de notre village à cause d’une anomalie génétique qui lui faisait développer d’autres sens, d’autres espaces, si bien qu’elle avait la capacité de toucher les gens dans des endroits qu’ils ne connaissaient pas d’eux-mêmes. Du coup on l’aimait, elle  touchait à cœur et savait attirer les plus réticents. Je bénéficiais d’une place privilégiée auprès d’elle car débarquée dans sa vie autour de ses six ans, et elle aimait me tenir sur ses genoux, elle caressait mon visage avec une douceur que je n’ai pas oubliée. Elle avait vite compris mes capacités à toutes les formes d’apprentissage mais n’en avait développé aucune jalousie, plutôt une sorte d’admiration, d’amour brut et inconditionnel pour cette créature minuscule que j’étais, venue bousculer son monde. Son affection est inscrite dans chaque particule de mon corps physique. La petiote à la dent cassée en est l’incarnation. Je voyage, j’écris avec mes morts.

7- Pas du tout prévu cette irruption de présences animales. Plus on s’enfonce dans le pays pauvre, plus le sauvage prend le dessus. Autant l’animal que le végétal. Je caresse l’encolure de la jument, lisse la tête de la renarde rouge, observe le vol des grands oiseaux de mer.

8- Le pays pauvre, une expression que j’ai utilisée en évoquant le peu de livres dont je disposais à la maison quand j’étais enfant. En mon petit bourg au bord de l’océan, la vie était simple et rustique et il n’y avait pas d’argent à dépenser pour l’inutile. Mon père construisait une maison avec ses mains et son courage, une maison toujours debout aujourd’hui avec son potager et ses espaces fleuris. Je lui ai souvent rendu hommage pour cette abnégation qui le faisait avancer, sorte de contrepoids à sa frustration et à son incapacité au bonheur. Le langage aussi était pauvre, je veux dire réduit et injecté de patois. On n’usait pas du subjonctif. La parole n’était pas un mode privilégié d’expression et les émotions étaient cachées. Peu d’échanges en fin de compte. Tout développé à l’intérieur. Pauvre au dehors, riche au-dedans. Et la splendeur du monde, mer et campagne, sublimée par la rage engendrée par ce contraste.

9- Peu de temps pour lire sinon les textes rattachés à l’atelier. À chaque fois des géants: Faulkner, Kafka, Simon. Je lis et relis. De nouveaux univers se déploient. 

10- Je réalise qu’à chaque fois que je tape sur le clavier le mot renarde, c’est « renaude » qui s’inscrit — mon patronyme. Je déniche des synonymes du verbe renauder : râler rouscailler rouspéter. Parler renaud voudrait dire nasiller, parler renard. Fin XIXe, chercher du renaud à quelqu’un signifiait chercher querelle.

11- La couleur de son poil de renarde m’interpelle, je la dis rouge — en écho avec le roux de mon cheveu.

12- Pourquoi ai-je choisi de développer mon histoire dans un pays de landes ? Je pourrais dire que je n’ai pas choisi, le paysage a rempli naturellement mes yeux. La côte où je suis née est une terre pauvre de cette nature. La lande littorale est un écosystème soumis à de fortes contraintes climatiques, vent, froid, salinité. Elle est douce sous le pied, enveloppe le sol comme un vêtement épais et dissimule ses aspérités. J’établis une liste des espèces botaniques qui l’habite : genêt à balais / bruyère cendrée, vagabonde ou callune / ajonc nain / canche flexueuse / ronce / églantier, aubépine / pin sylvestre, sorbier des oiseleurs. L’appellatif de lieu land ou lan ou land remonterait au vieux saxon ou au vieux francique. Encore une piste à creuser.

13- Je me ménage toujours un temps privilégié pour écouter la vidéo de la nouvelle proposition d’atelier, un temps calme et attentif. Tout en écoutant la voix de FB, je prends des notes et essaie d’intégrer rapidement ce dont il est question. Je nomme avec soin mon fichier pour ne pas me perdre au fil des semaines et je télécharge les textes afférents. Je laisse un jour passer et j’y reviens. C’est presque toujours le matin au réveil avec l’ordi sur mes genoux, un moment que j’essaie de préserver de toutes les influences extérieures (pas forcément commode). Au fil de l’écriture, il m’arrive de regarder une photographie de paysage d’Irlande ou d’Écosse. Selon le sujet, je n’hésite pas à rassembler des éléments piochés à droite à gauche, documents et images, même si je ne m’en sers pas directement, histoire d’élargir le champ.

14- Établir un lien entre mes personnages surgis de nulle part – ou plutôt de mes univers secrets — m’a préoccupée. D’où ce besoin de rattacher rapidement le voyageur solitaire (son nom ne sera sans doute jamais révélé) au pays qu’il traverse. D’abord il rencontre le vieil homme sur sa mule, ça creuse le sillon, ça interroge. Ensuite c’est le tailleur de pierre qui va le fixer dans le livre, l’enraciner. L’apprenti-carrier s’est inventé tout seul, il travaille dans l’atelier, docile et concentré. Il devient le grand frère de la petiote, ce que je n’avais pas prévu. Je prends conscience que j’ai plutôt bâti un monde d’hommes, de hommes robustes experts dans l’extraction et le travail de la pierre, le féminin incarné par la petite fille et la renarde rouge.

15- Je n’ai pas encore évoqué la carrière. La carrière est l’espace privilégié de l’écriture, l’accès au monde profond développé sous l’humus, aux abysses de la terre. Aussi tout ce qui affleure, tout ce qui est dur et lourd, tout ce qui percute et traverse le temps. La carrière est le point brûlant, le point saillant de ce travail. Il faudra que je lui consacre plusieurs pages.

16- Ce livre, s’il existe un jour, sera un livre qui parlera de ce qui a composé mes premières années, le paysage de lande, la tempête qui fait rage l’hiver et effraie, les falaises à l’abrupt dangereux, la rumeur de la mer, la présence des oiseaux en multitude, les trous des lapins de garenne. Ce livre parlera des émotions qui traversaient ma vie d’enfant, la solitude, la vie familiale étriquée, le désir de voyage. Il parlera de l’écriture, de ce travail entrepris dans le silence, de l’état mental et de la rigueur nécessaire à cet exercice.

A propos de Françoise Renaud

Parcours entre géologie et littérature, entre Bretagne et Languedoc. Certains mots lui font dresser les oreilles : peau, rébellion, atlantique (parce qu’il faut bien choisir). Romans récits nouvelles poésie publiés depuis 1997. Vit en sud Cévennes. Et voilà. Son site, ses publications, photographies, journal : francoiserenaud.com.

12 commentaires à propos de “#L7 | 16 notes”

  1. C’est tellement clair et si écrit. Je ressens votre L7/projet comme ayant atteint sa « vitesse croisière ». Je ne sais le dire mieux. Très impressionnant.

    • Louise, vous me rassurez pleinement… comme le regard de l’autre peut être réconfortant quand on est dans l’urgence et le doute ! merci pour cet écho
      Je ne vous connais pas mais les petits mots de bio me parlent tout à fait… une histoire de sensibilité sans doute…
      Merci d’être présente…

  2. Touchée par ton passage ici… merci pour cette piste, ça a l’air si beau, simplicité que j’aime, attachement aux images composées et la vibration de la mer
    (je suis en train de finir les variations d’ailleurs sur cette mer-là)
    merci Piero

  3. Rebonjour Françoise,

    Je sens ton projet qui s’affine, avec ses parts d’ombre, mais un chemin malgré tout. Je suis sensible à ton approche de ce nouvel univers :  » la renarde rouge », le glissement lexical renard/renaud…Et cette exploration de la carrière me plaît beaucoup (j’ai bouclé il y a peu un chapitre sur l’exploration d’une carrière – je crois qu’on en a déjà discuté quelque part – avec sa flore, son passé). Le passage sur ta soeur aînée est touchant, d’autant que je perçois maintenant le lien avec la petiote à la dent cassée.

    • Merci Bruno pour tes mots
      Il me semble que ce monde parallèle des notes sur le travail font pleinement partie du projet. Je trouverai le moyen de l’intégrer en tant que texte. Nous sommes toujours si pleinement reliés à ce que nous écrivons et c’est cela qui touche…
      Continuer bien sûr
      et te retrouver plus loin…

  4. Merci beaucoup, il y a là dans l’écriture, dans la voix un moelleux, une tendresse qui me touche.

    • Heureuse de lire votre écho, Lisa…
      Il faut que l’écriture touche, si important… sinon on n’a pas envie de continuer. L’écriture doit nous entrer sous la peau, nous frotter, nous caresser, parfois nous faire saigner…
      Merci d’être passée…

  5. de l’initiatique j’entends fort la mise en route – ce qui initie le mouvement, pousse à marcher – mais aussi l’initial, ce qui fonde. Alors ce voyage de textes comme une semaille de mots, une secrète germination, une moisson d’épousailles avec les terres d’enfance… Un si beau et sensible projet.

    • Je suis infiniment touchée, Jacques, par vos mots et vos yeux posés sur ce travail en cours…. Tellement juste : « aussi l’initial, ce qui fonde »
      Tout ce que je ressens au fil de ces notes comme indétachable de mon parcours sur cette terre et de mon élan vers les êtres et les arbres…

      (pour moi vous êtes Jacques de T. et je suis toujours impressionnée, je ne sais pas pourquoi, pas de raison pourtant !!….)

  6. j’admire votre façon d’écrire… je me sens toute petite devant un tel texte… quel bonheur de vous lire semaine après semaine…

    • Je viens de lire vos mots et ça m’a presque fait pleurer… je me demande si je les mérite, ces mots de réconfort, d’encouragement, cette affection de votre part
      Merci Danielle, ça me touche tellement…
      Oui, j’essaie toujours d’aller à fond, avec les relents de mon âme et mon bonheur d’être au jour
      Venez me retrouver quand vous voudrez et ailleurs aussi bien sûr… l’écriture est multiple
      Tellement merci pour ce soutien inattendu…