L#8 suivie de P#9 Le buffet en teck suivi de L’homme du portrait dans le livret de famille

Les débarrasseurs trouveront aisément acquéreur pour le buffet en teck. L’ont chargé à bord du camion – lui, le buffet de style épuré, la table et ses chaises, et le meuble valant pour cloison dite de séparation ; le traversaient pourtant librement de part et d’autre et de part en part les regards, le traversaient sans jamais bousculer la tête olmèque de La Venta, le bois d’olivier de la cruche lisse comme une grosse bille, le sablier des oeufs durs (discrète élégance d’un petit moulage de plexi), les grosses vagues de cristal du cendrier que cendres et mégots connurent rarement, meuble valant pour cloison offrant aux regards curieux, côté salon et côté philodendron, la lumineuse vitrine d’une collection de petites autos assemblées, décalcomaniées, décorées au poil de martre par son féru des Grands Prix du dimanche et des annuelles 24 Heures du Mans… tous partis avec lui le buffet en teck scandinave de style épuré, tous – le meuble valant pour cloison et les chaises et leur table – pas eu le cœur de les briser à coups de masse ou de marteaux pour qu’ils ne partent pas, tous auront une ixième vie, ensemble ou chacun dans son coin de planète… tous s’en sont allés dès la première camionnée, même bois, même teck, chacun-chacune enveloppé dans couverture feutrée ; le buffet est parti le premier – buffet en teck, de style épuré scandinave dit également buffet en enfilade en raison des quatre portes deux à deux coulissantes dont la verticalité d’une médiane colonne de cinq tiroirs rompait harmonieusement la fuite horizontale ; cinq tiroirs et son troisième forcément au milieu et facilement accessible au cœur de sa colonne de cinq au cœur du scandinave buffet lui-même au cœur de la pièce principale elle-même au cœur du quotidien, troisième tiroir empli de photos ainsi à mi-hauteur et à portée des mains, de toutes les mains, y compris de celles qui ne les prenaient pas parce que pas encore nées ou trop jeunes pour le faire, photos s’offrant à volonté de sorte que crénelées noir-et-blanc avec ou sans arrière-plan se retrouvaient en bataille contre photos-couleur, les premières prenant parfois sur les secondes le dessus en raison de leur âge ou de leur poids, les secondes sur les premières en raison de la valeur ajoutée des couleurs, toutes, cependant, regagnant de temps à autre leur pochette-papier respective jusqu’à l’incursion suivante dans le troisième tiroir des mains fébriles, avides de troublants visages les rappelant à de plus familiers, avides aussi de vécus en d’autres lieux que leur banlieue adoptive ou natale, vécus et visages méconnus, inconnus, anciens ou bien traîtreusement insignifiants car trop frais encore alors que fossilisés déjà dans les mémoires comme autant de dépaysements, d’escapades en forêt plutôt que de bois policés – rochers, grottes, bivouacs et sable blanc, congés payés tout au bord de la mer – de l’océan, plutôt, car trop exigüe la mer et sans marées aussi – ou bien à la montagne du côté du Mont-Blanc à l’ouverture du tunnel en juillet 65, photos d’inconditionnels juillettistes – autant de dépaysements que le troisième tiroir se chargeait de rendre mythiques à force d’en déployer mêmes photos comme une éternité… 1ers mai et traditionnelles expéditions-muguet vers forêt des Ecrennes, ses reinettes et ses moustiques sans tigre mais virulants quand même, départs en tacot des Blancs-Manteaux avec la famille de l’ami annamite et Mademoiselle Yvette, vendeuse dans son rayon outillage du BHV – Panhard PL 17, Panhard 24 puis Panhard Tigre et les cousins en Versailles… cherchant bien, on trouverait aisément trace dans un portefeuille de deux Dauphine ayant assisté à des parties de cache-cache à Carnac entre ses menhirs, ayant connu La Vigie aussi, modeste location de juin du côté de Quiberon, avec juste sa volée de rochers à descendre, épuisette sur l’épaule, pour être les pieds dans l’eau… puis autre location tout au pied de la dune soufflant son sable par tous les interstices des portes et fenêtres et portes-fenêtres, volets jaunes, et jaune tout pareil, sur fond blanc – étrange incursion des lettres de son nom – Starling, dans un paysage landais, elle, Villa Starling – et va pour Villa Starling tout au pied de sa dune et ses couchers de soleil, ses rouleaux océans de l’autre côté de la dune !.. et puis, la quête reprenant, celle des mains fébriles jusqu’à ce que cessant immanquablement sur cette photo-là dans le troisième tiroir du buffet en teck – celle noir-et-blanc d’un homme jeune plongé dans ses pensées, remontant néanmoins de son pas conquérant un boulevard parisien avec le charme suprême de la beauté s’ignorant…

…et le portrait glissé dans le livret de famille n’ayant, lui, jamais connu les mains fébriles et les rires au dessus du troisième tiroir ; et les mains et les rires d’ignorer l’existence du livret de famille dans lequel des mains de jeune épousée devenue mère puis grand-mère l’avait glissé, les mains et les rires d’en ignorer à fortiori la présence du portrait de l’homme dans le livret de famille, car si bien enfouis sous quelque pile de mouchoirs, de draps et de torchons le livret de famille et le portrait de l’homme, enfouis tous les deux dans une armoire connue, vidée, partie elle aussi comme le buffet en teck,  et bien que l’on sût forcément qu’il avait existé cet homme du portrait, qu’il avait été de chair et d’os les mains et les rires ne posant pas de questions, ne cherchant pas à savoir, jamais, à quoi l’homme du portrait avait ressemblé ni comme il avait été, tant si on les leur avait caché le livret et le portrait de l’homme, l’histoire de l’homme lui-même, disparaissant un jour, disait-on – plutôt parti, oui, parti acheter un paquet d’allumettes et ne revenant plus… ne revenant plus alors que, tous le savaient, tant le rattachait déjà à celle de l’homme jeune plongé dans ses pensées, remontant d’un pas conquérant un boulevard parisien avec ce charme subtil de la beauté s’ignorant, tant cette photo de l’homme enfoui pendant près de quatre-vingt ans se rattachait à toutes, toutes sans exception mais celle-ci cependant, prise sur le boulevard, photo prise une identique tranche d’âge, le fils avait vieilli sur les photos de son troisième tiroir de buffet en teck, alors que les traits du père étaient restés suspendus au dessus de l’année 1917, il n’avait pas encore dix-sept ans.

A propos de Christiane Mansaud

Besoin de passer par d'autres langues - connues, inconnues, pour mieux sentir celle en creux, la redécouvrir, l'explorer de la voix, la réécrire, la modeler, aller jusqu'où il est possible - qui mène l'autre ? mystère...