#L9 – Les mots pour remplir l’abîme

Abîme

Nom masculin du latin populaire abismus, du latin ecclesiastique abyssus, du grec abussos, sans fond.

Gouffre naturel, cavité, précipice d’une profondeur insondable, ou lieu, espace qui n’a pas de limites assignables. 

Synonyme : abysse

L’abîme peut également être une division, un désaccord profond entre des personnes, une différence importante, une distance considérable entre des choses. (Cette rivalité a creusé un abîme entre eux.)

Synonymes : Barrière – fossé – gouffre – séparation

Un désastre, un échec, une situation désespérée (Aller, courir à l’abîme, Toucher le fond de l’abîme).

Dans l’iconographie chrétienne, séjour des démons symbolisé parfois par une tête d’homme hideuse, de mine féroce, sortant du sommet d’un cône figurant le monde.

Du verbe abîmer : Mettre quelque chose en mauvais état ; endommager, détériorer, esquinter.

Peut aussi désigner le fond d’un espace vide (vallée profonde, précipice, etc.) en opposition à la surface du sol plus ou moins élevé.

La montagne des oliviers, au sommet de laquelle je suis assis, descend, en pente brusque et rapide, jusque dans le profond abîme qui la sépare de Jérusalem et qui s’appelle la vallée de Josaphat. A. de Lamartine, Souvenirs, impressions, pensées et paysages pendant un voyage en Orient (1832-1833) 

Cavité marine au-dessous du niveau de la mer comme référence de l’horizontalité.

Dans le langage biblique : la mer considérée du point de vue des limites qu’elle est chargée par Dieu d’imposer aux eaux. Désigne les eaux auxquelles, selon la Genèse, le Créateur assigna des limites au troisième jour de la création.

Enfer en tant que lieu souterrain, séjour des morts et ou/des damnés.

De manière générale, dans un langage soutenu ou légèrement teinté de philosophie, abîme désigne en partant d’un inanimé abstr., le plus haut degré concevable, l’insondable ou le mystère, à la limite, l’infini ou le néant. 

Au sens figuré, un abîme, de même qu’un fossé ou qu’un puits sans fond, peut désigner une difficulté qui semble insurmontable (un abîme de perplexité, par exemple) voire, par extension, une extrême abondance (un abîme de science est un homme très savant).

En philosophie, l’abîme est une métaphore employée pour signifier la profondeur sans limite ou la parfaite obscurité d’un principe, d’une origine ou de Dieu en lien avec les idées de source, de pesanteur, d’antériorité et d’inconditionné. Il est d’abord utilisé dans un contexte religieux chrétien où il prend diverses significations, puis, finit par désigner le principe suprême dissimulé au plus profond de l’âme humaine et des choses, le fondement premier du monde, le point d’origine qui fonde tout l’univers. Sans aucun fondement lui-même, l’abîme ne peut être conçu que négativement comme un principe inexplicable, voire inconcevable.

Dans la tradition de la mystique spéculative ainsi que dans celle du romantisme philosophique l’idée d’abîme fait entrevoir l’unité supposée de l’être en identifiant un fond commun à toute chose. Ce fond est à la fois invisible et inintelligible pour l’homme, inaccessible à ses sens comme à son intellect. Versant « obscur » et « souterrain » de la nature aussi bien que de l’esprit, l’abîme est identifié dans ce contexte à l’origine même de l’existence des êtres : à Dieu bien sûr, ou à un autre principe supérieur, parfois décrit comme antérieur au Dieu de la création. Précédent l’existence elle-même, l’abîme s’oppose à celle-ci comme, analogiquement, la pesanteur des eaux s’oppose à la lumière du ciel. C’est de cette profondeur abyssale que les êtres, y compris l’homme, émergeraient et viendraient à la lumière de l’existence.

Le premier sens ontologique de l’abîme comme matière informe privée de lumière divine, sous- tend sa signification anthropologique et morale. De même que la matière sans forme se définit par défaut comme abîme privé de lumière, de même l’homme, dans sa déficience ontologique propre est identifié à un abîme, image de sa damnation éternelle qui fait suite à se chute originelle, au pêché qui a rendu sa chair matérielle et mortelle. L’âme humaine est ainsi décrite comme abysse à partir d’une double caractérisation de sa situation : Elle partage le sort de tout ce qui diffère de Dieu et de l’être en tant que créature et elle est tombée dans la matière par le pêché et poursuit dans l’abîme un chemin inverse de celui de l’élévation par la grâce divine.

Chez Augustin un sens privatif pour renvoyer au contraire à ce qu’il y a de plus grand ou de plus élevé dans l’ordre de l’être.

Grégoire de Nysse st un théologien et mystique chrétien, considéré comme un Père de l’Église au même titre que saint Augustin dont il est le contemporain. C’est en 371 qu’il devient évêque de sa ville de Nysse en Capaddoce (Turquie). Il poursuit les mêmes réflexions qu’Augustin sur la dimension abyssale de l’âme humain sans pour autant développer une conception de l’abîme comme matière indéfinie.

Théorisée pour la première fois par Maitre Eckhart, dominicain et philosophe mystique allemand du début du XIVè siècle, la voie mystique de l’abîme porte à l’extrême la théologie négative. Elle invite la créature à rejoindre Dieu dans son infinité, à retrouver ce qu’elle était elle-même avant toute création. A cette fin, l’âme humaine doit retrouver en elle ce qui « est capable de Dieu » c’est-à-dire son fond originel.

Lord Slada – Scène troisième- Théâtre en liberté – Mangeront-ils de Victor Hugo.

(..) « Si tu savais, je t’aime ! Ô Janet, mes paroles,
Je les prends aux parfums, je les prends aux corolles, J’en suis ivre ; ces flots, ces rochers, ces forêts,
Aident mon bégaiement, et sont là tout exprès
Pour traduire à tes yeux ce que ma voix murmure.
Et sais-tu ce qui sort de toute la nature,
Ce qui sort de la terre et du ciel ? c’est mon cœur.
Ce que je dis tout bas, ce bois le chante en chœur. Dans l’univers, qu’un songe inexprimable dore,
Il n’est rien de réel, hors ceci : je t’adore ! Un mot remplit l’abîme, un mot suffit, il faut Pour que le mot monte à l’horizon, ce mot. Et ce mot, c’est Amour ! l’Eternité le sème. Dieu, quand il fit le monde a dit au chaos : J’aime. (…) « 

Les mots pour remplir l’abîme, l’écriture pour combler le vide, 

Les mots pour créer le lien, éloigner les distances, les fossés entre les êtres.

Franchir les abîmes.

A propos de Clarence Massiani

J'entre au théâtre dès l'adolescence afin de me donner la parole et dire celle des autres. Je m'aventure au cinéma et à la télévision puis explore l'art de la narration et du collectage de la parole- Depuis 25 ans, je donne corps et voix à tous ces mots à travers des performances, spectacles et écritures littéraires. Publie dans la revue Nectart N°11 en juin 2020 : "l'art de collecter la parole et de rendre visible les invisibles" voir : Cairn, Nectart et son site clarencemassiani.com.

4 commentaires à propos de “#L9 – Les mots pour remplir l’abîme”

  1. J’ai lu votre texte avec beaucoup d’attention, je vous remercie. C’est passionnant et éclairant.

    • Marie, j’ai lu vos écrits, l’auberge, la route, les champs, ce quotidien que vous décrivez si bien, en détails – j’en ai senti l’odeur et vu les images et les couleurs, les personnages. A bientôt.

  2. Et hop qu’est-ce qu’elle dit qu’est-ce qu’elle dit Clarence ? je me fais quelques petits marathons des auteurs en regardant texte après texte, voyons-voir si je reconnais l’abîme dans les prochaines contributions. Je me dis là peut-être que c’est le mot qui va structurer tout le reste, un concept fort, un monde noir, un monde où tout se dilue et peut-être alors une écriture qui se bâtit sur les rebords et essaie parfois d’aller voir au fond, allons y voir d’un peu plus près, suite au prochain commentaire 🙂