#L8 Au croisement des paliers

Augustine entraîne Camille vers l’escalier. Le garde-corps à la peinture écaillée s’ébranche lorsqu’elle pose la main sur la rampe de bois, il semble tenir par un subtil équilibre, libre de tout attachement, une adaptation des rouilles aux frôlements délicats des doigts d’Augustine plus appuyés à mesure de la montée, devenu si fragile qu’il ne pourrait parer une chute mais elle n’y prête attention, elle regarde le palier enlacé de clarté poudrée que la grande fenêtre magnifie, délaisse les angles du plafond, ce plafond désormais hors d’atteinte, l’abandonne aux ombres diaphanes et aux toiles d’araignées vibrants sous les courants d’air. Posant délicatement les pieds sur les marches usées, Camille longe le mur où d’anciens tableaux se sont échappés, n’exposant plus que leurs empreintes jaunies, observe l’ascension d’Augustine, les miroirs de silence et les fissures au plafond, elle grimpe sans savoir ce que cachent les hautes portes closes du palier supérieur, les imagine écrins d’impalpables secrets, de fantômes enfouis sous des tapis d’un autre temps.
Elle sursaute.
Un oiseau perdu piaille, cherchant l’échappée vers le rez-de-chaussée.
Augustine la conduit vers la pièce au fond du couloir. Accrochés à l’un des murs à la tapisserie passée s’exposent des dizaines de photos de famille proche ou lointaine, d’amis d’enfance, de clients de passages dont on a oublié le nom, des clichés en noir et blanc, très peu en couleur, à la luminosité voilée par le passage du temps, une foule d’ombres prisonnières de cadres de bois sculptés, vernis ou bien dorés, la plupart en portrait, certains pas plus grands qu’une pièce d’identité où les hommes en costume sombre tiennent le bras de femmes bien coiffées, où l’âge courbe les épaules des hommes âgés, où les enfants turbulents détournent le regard de leurs mères. Des tableaux de coquelicots flamboyants, horizons azurés, bateaux colorés, s’intercalent dans des espaces qui auraient pu rester vides, ponctuant de touches vives la bichromie des portraits, accentuant la profusion des poses et des regards pour garder tout près, dans la pièce la plus intime, sa chambre, la multitude des liens, des plus ténus aux plus éternels, pour ne pas oublier, parcourir sa vie depuis le pied de son lit. Augustine le dit à Camille : « ça me permet de ne pas les oublier ».
Sous ce lignage, qui semble y prendre racine, une étagère en chêne de la longueur du mur déborde d’objets hétéroclites ; des boites en métal jaune canari, rose bonbon et vert pomme, rectangulaires, ovales ou bien rondes, des coffres à bijoux en ébène, en cèdre, une bonbonnière en cristal renfermant des clefs en fer forgé qui n’ouvrent plus de porte, des statuettes de pays inconnus, des colliers de perles ternis, de strass et de faux diamants, des parfums aux senteurs éventées, patchouli et heure bleue de Guerlain, macérant au fond de flacons opaques, des blaireaux dégarnis voisinant leur savon asséché, des piles de papiers jaunis à l’écriture de pleins et de déliés, racontent un autre temps, un bazar curieux sans porte ni serrure, où d’un objet à l’autre on retrace un parcours de vie.
« De chaque objet je me remémore le propriétaire. »
Un arrosoir minuscule à l’anse ajusté pour des mains d’enfants, fascine Camille, le long col se terminant par une plaque percée de six trous ressemble à une trompe d’éléphant surmonté de deux yeux ronds et sur les parois du récipient dansent deux poissons plats près de fleurs roses aux multiples pétales : le versement de l’eau se fait avec lenteur et délicatesse, précise Augustine, comme la vie ici. C’est un client du café qui me l’a offert au retour d’un voyage en Asie. La plupart des objets sont des cadeaux ou bien ils ont été oubliés ! Elle dit qu’elle garde tout pour ne rien oublier, que toucher le pantalon bouffant de la poupée de papier mâché lui remémore une époque d’insouciance. Un à un, elle énumère les 45 tours qui l’ont fait danser, porte au creux de sa main les pierres volcaniques d’un pays qu’elle n’a jamais visité, tisse le lien entre le cheval à bascule et les dés de couturière de ses grand-mères et fait tinter les timbales en argent de leurs baptêmes, effleure ses carnets de cuir qui lui font suspendre un instant son récit avant de poursuivre le voyage, les yeux pétillants. Tu es tombée du ciel ! lui dit-elle.

A propos de Fabienne Savarit

J'ai toujours eu envie d'écrire des histoires. Le temps me manque, alors j'écris par petits souffles, en atelier, dans des carnets, sur un coin de table. Mon premier roman a été publié en juillet 2020, j'en suis encore ébahie. Mes mots sont voyageurs et se perdent au creux des courants marins. https://www.facebook.com/Fabienne-Savarit-Autrice-105753008006663