#L9 Un havresac pour une vie et la corde pour se pendre entre le tendon calcanéen d’Achille et les tendons du muscle fibulaire

« Jamais je n’ai tant pensé, tant existé, tant vécu, tant été moi, si j’ose ainsi dire, que dans ceux ( les voyages) que j’ai faits seul à pied. La marche a quelque chose qui anime et avive mes idées : je ne puis presque penser quand je reste en place… » Rousseau Confessions

Il peut continuer à pied  mais il y a les bandoulières du sac qui lui cisaillent l’épaule, celle de droite surtout, usée jusqu’à la corde et rafistolée avec un bout de corde.
Un sac, acheté un dimanche à Paris : Tu t’endors sur un banc au milieu de nulle part et quand tu te réveilles  tu n’as plus ni  sac, ni veste; te restent en poche quelques billets. Tu cours faire une déposition au commissariat — pour repartir il te faut des papiers. Enfin tu vas t’acheter un sac.
C’est aux Puces un dimanche matin. C’est à Paris un été, il est 10H tu as vu l’heure en sortant du métro. L’odeur de friture et de café réchauffé te saisit. C’est l’homme debout au milieu de sa boutique avec une barquette de frites dans une main, la tasse dans l’autre. Son café il le boit dans un quart émaillé bleu, Surplus militaire oblige, il met en scène sa camelote. Tu lui désignes le sac en devanture. La besace est un facsimilé du havresac de La grande guerre. Un Modèle cuir et toile, inusable, t’explique le vendeur en mâchant une frite, un costaud du genre motard, un ancien militaire c’est certain; qui en a vu, même la balafre sur sa joue droite fait vrai. Il t’invite à passer le sac au dos. Te dit qu’on les fait aujourd’hui en trois tailles — ce sont les céréales, la bouffe à l’américaine, ça vous agrandit les bonshommes — il ajuste les bandoulières à tes épaules, un sac de taille  médium – Vous faites dans les 1M75, Non ? Tu préfères le modèle en toile, comme celui qui est pendu, avec US imprimé en noir sur la toile grège, c’est pas pour le cachet, tu t’en passerais volontiers du cachet; le sac te semble plus léger que l’autre modèle, c’est tout. Tu aimes voyager léger. Depuis toujours. C’est un fait (pour voyager loin ménage ta monture et tu sais que le sac va te monter sur le dos). — Ce modèle on ne l’a plus, te dit le vendeur, ils ont été dévalisés pour un film. Le cinéma, c’est trois quart de notre chiffre d’affaire, et l’été, comme chacun sait, ça tourne! Celui-là je ne peux pas vous le vendre, c’est le modèle d’expo d’ailleurs il est réservé, un authentique d’époque. L’homme parle et tu voudrais juste en finir. Acheter le sac et partir. Tu lui tends tes derniers billets, il te fait même un prix., dit que c’est une affaire : Un quasi cadeau. Tu repars avec le sac vide trop lourd, cependant que pratique. Tu te fais à toi même l’article: Avec  ses poches et ses rabats multiples, sa glissière secrète de doublure, ce sac est un véritable couteau Suisse, assez grand pour emporter une vie. Vingt deux ans que tu le traines ce sac et ta vie avec.

Il peut continuer à pied  mais il y a les bandoulières du sac qui lui cisaillent l’épaule, celle de droite surtout, usée jusqu’à la corde et rafistolée avec un bout de corde.
Cette histoire qu’il rabâche : Qu’on ne dit pas le mot corde sur les  planches d’un théâtre — tu dis le mot, tu payes une tournée générale—, ni sur un bateau. Superstition qui remonte justement à la marine qu’il te dit: La pendaison des mutins aux mâts des navires ou la corde de la cloche qui sonne les morts. Les premiers techniciens de théâtres étaient d’anciens marins, la superstition s’est transmise, ceci explique cela.
Il raconte encore qu’un matin ils en ont retrouvé un pendu au mécanisme du grand lustre. Il a fallu expliquer aux flics que l’homme, un technicien de la lumière, s’est tué avec une guinde de machinerie. Guinde pour corde, ils ont dit, suivant le code. Le plus gradé des flics a fait répéter : — Au bout de quoi? — Une guinde. — Une corde vous voulez dire.
Et le mot a tonné dans la cage de scène vide; de toute façon la journée avait mal commencé. Un homme était mort. Corde ou guinde, il était mort pendu. On apporta la corde, il y avait encore l’étiquette, un achat récent: une guinde en polypropylène texturé imitation chanvre, une corde synthétique qui résiste aux variations de température et aux rayons solaires, une qu’on peut utiliser et stocker en extérieur.  Elle avait été achetée en vue de la tournée d’opéra de plein air, un Britten : Le tour d’écrou —une œuvre pleine de fantômes ( à ce propos, est-ce que les chanteurs ont jamais parlé de leurs guindes vocales ? Il n’a pas ri ) Avec la corde synthétique, l’homme aurait pu se pendre dehors, au milieu de nulle part, ou dans une forêt à une branche. Il aurait tout aussi bien pu se tuer chez lui avec la corde à sauter des enfants, seulement il n’a pas eu d’enfants; on aurait alors parlé de drame familial. Ou celle du linge. Sauf que le jeudi c’est jour de lessive. La corde était pleine.

Il peut continuer à pied  mais il y a les bandoulières du sac qui lui cisaillent l’épaule, celle de droite surtout, usée jusqu’à la corde et rafistolée avec un bout de corde
Il dit qu’il a un regret, celui de  n’avoir pas marché en Engadine. Ni vu le lac de Sils Maria en Romanche. Et pourquoi là précisément je lui demande? Subitement il tombe dans un profond sommeil comme s’il souffrait de narcolepsie. Il me laisse seul environné de ses toiles les plus sombres, les dernières, de grands choses abstraites chaotiques et lugubres desquelles pourrait se détacher un pied : « s’approchant, ils remarquèrent dans un coin de la toile, le bout d’un pied nu qui sortait de ce chaos de couleurs, de tons, de nuances indécises, espèce de brouillard sans forme ; mais un pied… délicieux, un pied vivant ! ».  Au mur il a épinglé des planches anatomiques de pieds. Des études de Léonard, d’Albrecht, de Théodore. Il y a cette photographie de L’âge d’or ou une femme suce le pied d’une statue, des planches de Muybridge où se déplie et se décompose la marche humaine… « Le pied est d’une complexité stupéfiante. » Je me souviens qu’il m’en parle un soir dans l’atelier. Nous avons bu, assez pour perdre pied. Il se lève. Il erre. Il gesticule et me débite une leçon d’anatomie : Que le pied se subdivise en 3 parties : l’arrière-pied, le médio-pied, et l’avant-pied. L’arrière-pied comprend le calcanéum qui est l’os du talon et l’astragale ou talus qui est celui qui réalise la jonction entre cheville et pied— tu me suis? Il digresse sur le pied percé d’Œdipe qui, afirme-t-il a été transpercé entre le tendon calcanéen d’Achille et les tendons du muscle fibulaire — tu sais qu’on l’a pendu par les pieds ? Reprend sa litanie pédestre; me parle du médio-pied qui comporte le cuboïde, le naviculaire ou scaphoïde, et les 3 os cunéiformes. Dit encore que l’avant-pied a 5 métatarsiens, et des phalanges : proxim… puis il s’écroule de sommeil et d’ivresse au pied de la méridienne, où il fait poser ses modèles, de longues femmes brunes aux pieds grec.
Sur la table dans le soigneux désordre de pinceaux, de poudres, de tubes et d’émulsions je vois des pages arrachées, toutes maculées d’huile et de taches brunâtres. Il va mourir et c’est à ce rêve de marche, de déambulation, de grands espaces qu’il consacre ses dernières heures: d’aller par les sentiers fouler l’herbe menue,  de marcher sur la tête pour avoir le paysage en abime sous lui… Quand il sort de sa torpeur et que je lui apporte un café brûlant, il ajoute : « C’est ce foutu pied varus equin qui a fait de moi un peintre. « 

Perdre le fil ou perdre pied, écrire des L., s'exercer, se lever écrire (même sans Livre en pdf) avoir relu ses L compris que c'était foutu dès le départ ( un livre laboratoire c'est pas un ramassis de bouts de mauvais roman) s'éclairer des lectures des autres qui ont su ouvrir de vraies pistes  découvrir avec Progression qu'on va peut-être trouver une voie pour L C'est P qui ouvrira L... un L de toute seule pour après ( et merci à François pour cet atelier incroyable )

A propos de Nathalie Holt

Rêve de peinture. Quarante ans de scénographie plus loin, écrit pour lire et ne photographie pas que son lit.

7 commentaires à propos de “#L9 Un havresac pour une vie et la corde pour se pendre entre le tendon calcanéen d’Achille et les tendons du muscle fibulaire”

  1. Un véritable voyage, des Puces au plateau de théâtre, du navire des corsaires au commissariat, de l’atelier du peintre à l’herbe menue… on foule votre texte comme une marche qui accroche la pensée, l’ouvre, la libère