#P9 | Portraits de groupes sans couleurs

Regards d’ailleurs

C’est une vieille photographie en noir et banc. En gris et gris plutôt, gris clair et gris foncé. L’image est de forme ovale et doit mesurer une quinzaine de centimètres dans sa plus grande largeur, à l’horizontale, et environ dix de haut. Elle est disposée au centre d’une feuille cartonnée (environ vingt centimètres de large sur quinze de haut) qui a dû être blanche en son temps mais qui aujourd’hui, tient plutôt du grisâtre. Une pliure oblique qui passe par le centre de l’image, coupe la feuille en deux. Deux trous sur les côtés, disposés symétriquement au milieu de la largeur en haut et en bas témoignent d’un affichage de l’image à l’aide d’épinglettes ou de punaises. Enfin, en bas à droite, une inscription à l’encre violette de cette écriture attentionnée et déliée que possédaient nos aînés où l’on peut lire : « Septembre 1909 ». C’est une vieille photographie où l’on peut voir cinq personnes, trois femmes, un homme et un enfant, ainsi qu’un chien qui posent assis et disposés en quart-de-cercle face à l’objectif sur un fond d’arbres et d’arbustes feuillus. Il y a un tas de petit bois derrière les deux personnages les plus à droite. A l’extrémité gauche, la jeune femme porte un chapeau sur sa chevelure brune élégamment coiffée, un chemisier rayé avec un col cheminée, un gilet et une longue jupe en toile claire. Elle regarde le photographe et affiche un visage souriant et apaisé, même si ses sourcils légèrement tombants laissent deviner une attente. Son buste est bien droit, elle tient ses mains l’une dans l’autre sur ses cuisses repliées. A sa gauche, tout contre elle, le jeune homme paraît plus accroupi que réellement assis. Ses mains sont posées sur ses genoux serrés. Il porte un costume sombre, chemise blanche ainsi qu’un canotier posé en arrière de sa tête, à la la manière de Maurice Chevalier, lequel aurait 21 ans au moment où est prise cette photographie (si l’on en croit la date inscrite en bas à droite). Il pourrait avoir cet âge lui aussi. Il a les cheveux châtains clairs et un beau sourire fait ressortir ses pommettes. Au centre, se tient face à l’objectif une femme vêtue d’une longue robe blanche. Difficile de lui donner un âge car son visage est un peu flou mais, surtout, est traversé par la pliure de l’image, ce qui semble lui donner un étrange rictus. Elle porte un chapeau avec un liseré noir dans lequel sont insérées quelques fleurs. On découvre son pied gauche qui révèle une bottine de couleur sombre. Regard assuré, un peu par en dessous, chevelure sombre, mains jointes. Entre le jeune homme et cette dame, un petit chien blanc est sagement assis. Un Jack Russel ou un terrier. Il porte un collier noir et son regard est porté en dehors du champ par un événement inconnu qui lui retient son attention, à en croire ses oreilles redressées et sa tête haute. A gauche de la dame en blanc, un jeune garçon, une douzaine d’années sans doute, est assis sur la base du tas de petit bois. Il porte un casquette sur l’arrière de sa tête, laissant apparaître des cheveux blonds, une chemise sombre avec un foulard autour du cou, une culotte courte et des chaussures montantes. Son pied droit est flou, laissant supposer qu’il est train de le bouger lorsque la photo est prise. Il tient quelque chose dans ses mains, un petit objet ou un morceau de bois, mais il est impossible de le distinguer. Son regard est orienté en direction de l’objectif face à lui et sa bouche entrouverte indique qu’il est en train de parler. Enfin, à l’extrême droite, une dernière femme se tient le buste droit. Un chapeau avec beaucoup de fleurs, des cheveux noirs, un gilet à manche longue de couleur sombre ornée d’une broderie fleurie autour du cou, un chemiser blanc avec plein de dentelles et une longue jupe équipée d’imposants boutons sur son devant. Contrairement aux autres personnes du tableau mais à l’instar du chien, son regard porte sur un événement à sa gauche. A en croire son regard attentionné et à la limite de l’étonnement, cet événement est en train de faire naître en elle un sentiment de réprobation.

A la recherche de l’inconnu

C’est une photographie en noir et blanc. Vingt-cinq centimètres de large en format 4:3. Au dos, au crayon gris, dans le sens de la largeur, on peut lire : 22/05/1938 Fête de la JEC. Et en-dessous, sur trois lignes : François, Panazza, Zaraby, Bon, X, Cartier, Performis, Capra, Borel, Amigon, Arnaud. Dix noms, plus un X. C’est une photographie qui représente onze jeunes hommes, le plus jeune semble avoir une quinzaine d’années et le plus âgé, pas plus de vingt-cinq ans. Au premier rang, quatre sont assis sur des chaises en bois et derrière, ils sont sept à se tenir debout. Ces jeunes hommes, tous impeccablement vêtus, correspondent à n’en point douter aux noms inscrits au dos mais aucune indication ne permet de mettre un nom sur un visage, on ne sait pas si cette liste suit un ordre particulier. Ils sont un groupe de onze jeunes hommes dont le nom est « 22/05/1938 Fête de la JEC, François, Panazza, Zaraby, Bon, X, Cartier, Performis, Capra, Borel, Amigon, Arnaud ». Ils sont un groupe de jeunes gens venus fêter la fête de la JEC, très probablement le Jeunesse Étudiante Chrétienne, quelques mois avant le début de la Seconde Guerre Mondiale. Qui est le X ? Un inconnu ? Le propriétaire le photo ? Un nom oublié ? Ils sont onze jeunes hommes et chacun d’entre eux pourrait être le X mentionné. Ce pourrait être le troisième debout à partir de la droite, le plus petit de sa rangée, le seul à tenir quelque chose dans les mains, en l’occurrence un banjo. Il le tient comme s’il jouait, les doigts de sa main gauche (dans le cas, bien évidemment, que le tirage de la photo n’eut pas été inversé, ce qu’aucune inscription dans l’image ne peut confirmer) plaquant les cordes sur le manche et la main droite, doigts serrés, avec l’esquisse d’un médiator entre le pouce et l’index. Son regard porte sur sa droite et vers le haut. Bouche entrouverte, il pourrait bien chanter, ou faire semblant de le faire, costume gris foncé, chemise blanche, cravate claire à pois. Le X, ce pourrait être le jeune homme debout tout à gauche parce qu’il arbore, sans conteste, le plus large sourire de tous. Chemise blanche, cravate claire, pull sombre, un morceau du pan de sa chemise dépasse sur le côté de son pantalon gris. Sans doute le seul détail vestimentaire qui ne relève pas de l’impeccable, tant tous ces jeunes hommes semblent tirés à quatre épingles. Le X, ce pourrait l’un de ces deux jeunes hommes assis à droite. Sans doute les plus jeunes du groupe, ils portent tous les deux une culotte courte et se tiennent face à l’objectif avec les bras croisés sur le ventre. Bien que très différents physiquement (l’un est blond avec des cheveux très courts, l’autre brun avec des cheveux plus longs, l’un a le visage encore enfantin, l’autre paraît plus mûr), ils ont le regard sûr et confiant. Le X, ce pourrait aussi être le plus grand de tous, en plein milieu de la rangée debout. Lunettes rondes, chemise blanche, cravate sombre, chandail en laine tressée, une esquisse de sourire et le regard porté sur sa droite. Le X, ce pourrait être ce jeune homme sur sa gauche, chemise et gilet sans manche blancs, le seul à porter un noeud papillon. Une expression posée sur son visage, très confiante. La même expression qui irradie du deuxième jeune homme sur la gauche, costume clair, chandail sombre, chemise blanche, cheveux plaqués. Les deux mains posées sur le dossier des chaises devant lui, il regarde l’objectif du photographe par en-dessous, la tête légèrement penchée sur sa gauche. Le X, ce pourrait aussi bien être le jeune homme debout à l’extrême droite parce qu’il est le seul à porter une chemise et une veste noires, cravate et pochette blanche, pantalon à pince gris, cheveux gominés, main gauche dans la poche. Le X, ce pourrait l’un des deux individus assis à gauche, tous les deux vêtus d’un impeccable costume gris à revers, mains croisées sur le haut de leurs cuisses. Le plus à gauche porte une pochette blanche et a le visage un peu plus poupon que l’autre, plus détendu, cheveux clairs plaqués avec une magnifique raie à sa droite. Ou, enfin, le X ce pourrait être le seul à ne pas porter de chemise, mais un tee-shirt noir, ou très sombre, le deuxième jeune homme debout à partir de la droite. Il semble avoir le teint halé et l’expression de son visage semble sûre et détendue. C’est une photographie d’un groupe de jeunes hommes qui vont vivre la guerre dans quelques mois.

Jeunes gens insouciants

Ce sont deux photographies en noir et blanc de jeunes gens. Elles ont été prises, à en croire les inscriptions sur leur verso, à quelques semaines d’intervalle, le 13 juillet et le 5 octobre 1941. La première, prise à « La Penne » (sans doute La Penne-sur-Huveaune, près de Marseille) représente une scène de repas champêtre où six personnes sont attablées. Quatre jeunes femmes (trois d’entre elles regardent l’objectif) affichent toutes un éclatant sourire. Sur la droite de la photo, une autre femme, qui semble plus âgée, se présente de dos et à son côté droit, un homme, d’un âge plus mûr lui aussi, regarde l’objectif. Entre lui et l’une des jeunes femmes, une chaise libre laisse supposer qu’elle appartient au (ou à la) photographe. C’est sans aucun doute la fin du repas puisque les assiettes sont vides et que l’une des jeunes femmes verse la contenu d’un thermos dans une tasse à café, tout en souriant à pleines dents et en regardant l’objectif. A sa gauche, une autre jeune femme tient ce qui parait être une boite ronde de fromage. Sur l’autre photo, intitulée « sur la route de Cassis », huit jeunes gens (ou plutôt sept comme expliqué plus tard) marchent d’un bon pas sur une route goudronnée. Dans le coin en bas à gauche de l’image, on aperçoit l’ombre du (ou de la ) photographe. Ce groupe est composé de trois garçons, deux marchant à l’avant comme s’ils rythmaient la cadence de la marche. Le dernier garçon, plus en arrière, porte sur ses épaules une jeune fille qui a l’air bienheureuse d’être perchée, foulard au vent. Les quatre autres jeunes filles marchent à ses côtés, souriantes et détendues. Elles portent des shorts blancs (pour trois d’entre elles, dont celle assise sur les épaules du jeune homme) ou des jupes mi-longues (pour les deux autres). Tous portent un pull ou une veste en laine aboutonnée, ce qui laisse supposer qu’il ne fait pas très chaud, d’autant plus que le vent semble être présent comme en témoigne le foulard de la jeune fille perchée, donc, mais aussi les cheveux dispersés de quelques-uns et unes des marcheurs. Si l’on observe bien les deux photos, on se rend compte que les quatre jeunes femmes de la première image sont présentes sur la seconde. On peut imaginer que le (ou la) photographe fait aussi partie du lot. Encore en zone libre (le sud de la France sera occupé en novembre 1942), ces jeunes gens ignorent tout, sans aucun doute, des années à venir.

A propos de JLuc Chovelon

Prof pendant une dizaine d'années, journaliste durant près de vingt ans, auteur d'une paire de livres, essais plutôt que romans. En pleine évolution vers un autre type d'écritures. Cheminement personnel, divagations exploratives, explorations divaguantes à l'ombre du triptyque humour-poésie-fantastique. Dans le désordre.

4 commentaires à propos de “#P9 | Portraits de groupes sans couleurs”

  1. Le ton très neutre renforce l’impression de catastrophe éminente. Les seules dates suffisent à faire frissonner (même si je ne suis pas ‘bonne » en histoire…)
    J’ai aimé le contraste entre la gaité des scènes et le drame en suspens. J’ai aimé le rythme assez lancinant des descriptions patientes.
    Photos de famille ? Prises au hasard des albums d’amis ou volées aux réseaux ? on ne sait pas…

    • Je trouve que les détails « de vie » de ces photos en noir et blanc, donc issues d’un autre monde, sont des sources d’histoires à raconter. Les dates des guerres imminentes permettent d’imaginer une partie de ces histoires. Sinon, ce sont des photos de famille et j’ai au moins un parent sur chacune d’elle. Ce lien n’avait pas d’intérêt particulier pour l’exercice et ces photos auraient effectivement pu être celles d’inconnus…

  2. J’admire la précision de la description qui nous révèle peu à peu l’image ; et le hors-champ de l’histoire à venir qui résonne avec ces scènes et leur enlève l’insouciance anodine qu’elles semblent représenter.

    • Comme j’ai essayé de te l’expliquer sur FB, je crois que c’est en s’attachant à cette description, plus ou moins minutieuse, qu’apparaît une vie hors-champ. L’accumulation des détails permet de peindre un tableau jusqu’à ce que l’un d’eux, à un certain moment, donne de la vie à l’image. Un regard, une posture, une date au dos de la photo. Si cette accumulation est fastidieuse, peu digeste parfois, je trouve que ça ouvre de belles voies par la suite.