#L6 | La dérision de vivre comme un mot entre parenthèses

L’homme

Réveil difficile. Il s’est endormi de longue lutte, nuit agitée de rêves aux images insoutenables, d’une violence rare. Il se réveille en sursaut avec l’impression désagréable de s’être assoupi quelques minutes plus tôt, tendu, la nuque raide, les membres endoloris, des cernes sous les yeux. Une épreuve. Son bras glisse, hésitant, entre les draps tièdes, pour s’étirer et déplier son corps avant de se lever. Sa main monte à travers le lit jusqu’à l’oreiller de sa femme, avant de réaliser que s’il parvient à accomplir ce geste, lorsqu’il touche l’oreiller, sens le tissus lisse du coton sous ses doigts gourds, c’est que sa femme n’est plus à ses côtés. Elle s’est déjà levée. Quelle heure peut-il bien être ? Il a peur d’avoir laissé filer la matinée. Il n’aime pas ça. Perdre son temps. Son cœur se met à battre plus vite. Il se propulse en dehors du lit. Il sort de la chambre après avoir ouvert instinctivement, comme chaque matin, les volets automatiques. Il pénètre dans le salon d’un pas traînant. Il appelle sa femme. Sa voix est légèrement tremblotante. Personne ne répond. Il essaie avec sa fille. Il crie son prénom qui résonne dans l’appartement vide. En passant devant la table en bois de la salle à manger, il aperçoit un bout de papier griffonné. Un mot de sa fille écrit en lettres capitales. Elle lui annonce qu’elle est sortie tôt ce matin pour faire des courses. Elle rentrera vers midi. Elle n’évoque pas sa mère. L’a-t-elle croisée avant de sortir ? Sa femme était-elle déjà partie ? SI elle est encore à la maison, où se cache-t-elle ? Il commence à s’inquiéter, trouve ça louche qu’elle soit sortie sans le prévenir, sans laisser un mot comme leur fille. Il pense à l’appeler sur son portable, mais en attrapant son téléphone, en appuyant sur le numéro enregistré dans la mémoire de son téléphone, il l’entend sonner simultanément dans son dos. Il se retourne surpris malgré tout. L’appareil s’allume sur la table du salon. Il voit son nom s’afficher à l’envers sur l’écran. Elle n’a pas pris son téléphone avec elle. Elle n’en aura pas pour très longtemps. Sans doute est-elle descendue acheter des croissants ou prendre le journal. Elle va rentrer très vite, ce n’était pas la peine de laisser un mot. Il tente de se rassurer comme il peut. Il se réfugie dans la cuisine pour se faire un café. Il dévisse la cafetière électrique. Jette le marc de café froid et compact dans la poubelle pleine. Rince le réceptacle métallique dans lequel il dépose ensuite quatre larges cuillères à café. Il rince le socle de la cafetière, puis le remplit d’eau, avant de visser le tout et de programmer la cafetière. Il s’assoit, pose ses coudes sur le rebord de la table de la cuisine. Sa tête est lourde de fatigue. L’œil morne, vissé sur le signal lumineux de la cafetière, attendant que l’eau chauffe et qu’elle vienne recouvrir le café moulu pour concocter le breuvage sans lequel il n’est bon à rien le matin au réveil. Lorsque la cafetière se met enfin à sonner, juste après un long frémissement de l’eau bouillant à l’intérieur qui fait penser à une fusée au décollage, ce qui aurait dû l’alerter, il sursaute. Il se précipite pour éteindre la machine, interrompant la mélodie répétitive en cours de route et se servir une longue rasade de café noir dans une tasse en porcelaine aux bords fins. Dans sa précipitation il se brûle le palais. Il regrette son empressement. Avec sa tasse, il se dirige vers le salon et s’approche de la large fenêtre qui s’ouvre sur l’horizon urbain. Il reste un long moment à fixer le paysage qui s’étend à perte de vue. Au milieu des toits et des cheminées de l’horizon parisien, il imagine que sa femme est là, quelque part au milieu du dédale de ces rues. Elle observe à distance les moindres détails de sa perplexité. L’idée de ce qu’il fait ne le traverse pas. Il croit que c’est la première fois qu’elle est là sans idée d’y être, que si on la questionnait elle dirait qu’elle s’y repose. De la fatigue d’être arrivée là. De celle qui va suivre.

La femme

Elle ne parvient pas à trouver le sommeil. Ce soir, son mari est agité, elle ne sait pas ce qu’il a, une vraie pile électrique, il se retourne très régulièrement dans le lit, remuant les draps, ce qui l’empêche de s’endormir. Une heure après qu’il se soit mis au lit, il s’est levé brusquement, visiblement agacé, en maugréant sans que sa femme ne parvienne à comprendre ce qui l’agaçait autant. Il s’est dirigé vers le salon et sa femme ne l’a plus entendu pendant un long moment. Elle a cru qu’elle pourrait en profiter pour parvenir à s’endormir mais son heure de sommeil venait de passer. Il avait fini par lui transmettre son agacement. Après un long moment, il est tout de même revenu se coucher. Trop tard. Il s’est endormi en quelques minutes, d’un sommeil profond. Ses ronflements emplissaient la pièce d’une vibration sonore. Sa femme a fini par se lever, trop énervée pour continuer à espérer s’endormir dans cet état. Elle s’est souvenue que sa sœur lui avait appris que lorsqu’elle ne parvenait pas à s’endormir, elle sortait marcher un peu, pas très loin, elle faisait le tour de son jardin, puis elle se recouchait et s’endormait très rapidement. Elle n’a jamais essayé. L’idée la séduit. Au point où elle en est, ça ne peut pas empirer. Elle passe un imperméable, enfile ses chaussures et se retrouve dans la rue. Elle est surprise de sentir l’air frais au dehors. Elle accélère le pas pour ne pas avoir froid. Elle n’est pas très couverte. Elle n’a pas prévu où elle irait, elle marche un peu au hasard. Elle essaie de se vider la tête, de ne plus penser à rien. Mais chaque pas déclenche en elle des pensées, des souvenirs, des émotions qu’elle voudrait mettre de côté. Tout s’enchaîne et la trouble. Elle redoute que cette sortie se révèle contre-productive, qu’elle revienne à la maison plus excitée qu’à sa sortie. Après quelques centaines de mètres, où ses membres se sont agités après un trop long repos, elle sent qu’ils s’alourdissent enfin, elle ralentit presque malgré elle son allure. Elle s’est un peu éloignée de leur domicile, il faut qu’elle rentre désormais. La rue est déserte à cette heure. Parfois, une voiture passe rapidement à sa hauteur. Son cœur se serre. L’engin file dans l’obscurité sans ralentir ni s’arrêter. Soulagée, elle se reproche d’être craintive. La ville est calme la nuit. Offerte, inédite. La lumière réduite en certaines points, autour des lampadaires et des feux de signalisation, transforme les volumes des immeubles et altère les perspectives des rues. Elle pénètre dans le hall de son immeuble, évite de prendre l’ascenseur, redoutant de rester enfermée à l’intérieur sans pouvoir appeler au secours et devoir attendre les secours nocturnes toujours lents. Elle remonte tout doucement le long couloir de leur étage pour ne pas faire de bruit. Elle cherche ses clés dans les poches de son imper, mais elle ne les trouve pas. Elle sourit nerveusement. Elle qui voulait être discrète, elle va devoir sonner et réveiller son mari. Elle hésite un court instant. Son doigt appuie finalement sur la sonnette. Dans le vide. Elle insiste, mais aucun son. Elle se résout à cogner doucement à la porte sans frapper trop fort pour ne pas alerter les voisins. Son mari ne semble pas l’entendre. Elle s’approche de la porte pour écouter si elle l’entend s’approcher pour lui ouvrir. Elle a l’impression d’entendre des pas mais n’en est pas sûre. Elle frappe à nouveau à la porte. À ce moment précis la lumière du couloir s’éteint brusquement. Dans le noir. Elle s’écarte vivement de la porte, surprise, avant d’allumer à nouveau la lumière du couloir. Elle n’ose pas insister. Mais que peut-elle faire désormais ? Elle a oublié ses clés, n’a pas pris son téléphone. Elle voulait juste marcher un peu pour retrouver le sommeil. Et la voilà dehors. Prisonnière. Incapable de rentrer. Seule. Elle entend du bruit dans l’appartement situé au bout du couloir. Sans réfléchir, elle s’approche de la porte qui s’ouvre au moment instant. Un couple d’hommes invité chez sa voisine s’apprête à sortir. Sur le pas de la porte, leur mouvement s’arrête en voyant la femme sur la palier. La voisine qui s’apprêtait à saluer ses amis sur le départ, s’étonne de la voir là. Elle lui demande si elle a besoin de quelque chose, sur la réserve, craignant qu’elle lui reproche le bruit qu’ils font. Elle laisse les amis de sa voisine s’éloigner dans le couloir pour rentrer chez eux, avant de lui répondre. Elles se font face. Devant la porte ouverte. Je suis enfermée dehors, avoue-t-elle un peu gênée. La lumière du couloir s’éteint derrière elle. Les deux femmes en contrejour dans la lumière de l’appartement en désordre. Entrez, vous n’allez pas rester là sur le pas de la porte. Entrez donc !

La jeune fille

Elle a l’impression que ça va trop loin, trop vite. Pourtant elle se sent bien à ses côtés, sa présence l’apaise, mais elle ne voudrait pas précipiter les choses. Leur relation doit se construire lentement. Sans doute est-il d’accord avec elle. Elle l’espère. Elle n’arrive pas à évoquer ce sujet avec lui. Elle voudrait qu’il le comprenne à demi-mots. Par lui-même. Par un geste, une attitude. Qu’il ne se méprenne pas sur ses intentions. Tout va trop vite. La proximité de leur corps, leurs mains qui se cherchent puis se caressent, leur douceur. Un souffle partagé. Il y a quelque chose d’ambivalent en lui dont elle ne parvient pas à se détacher. Ils sont debout silencieux devant l’unique fenêtre de la pièce. De là on aperçoit très bien sur la Butte se profiler la forme sombre de la maison dans laquelle elle s’est réfugiée avec ses parents. Aucune lumière n’est allumée. On dirait vraiment que la maison est abandonnée. Ses parents font très attention à ne pas attirer les regards la nuit sur l’occupation suspecte du lieu, en n’utilisant la lumière artificielle que dans les pièces qui ne sont pas visibles depuis l’extérieur, dans les pièces aveugles ou celles qui donnent sur la cour intérieure. Serrée contre le garçon, elle sent son corps pressant contre le sien. Sensation de vague de chaleur qui se transmet de sa jambe à la sienne, le long de ses cuisses. Elle ne bouge pas. Elle en est incapable. Les yeux rivés sur la maison abandonnée. Elle a croisé ses bras derrière elle. Le garçon fait glisser sa main dans son dos. Il enserre sa main dans la sienne. Ils n’arrêtent pas de regarder dans la même direction. Ils ne voient pas la même chose cependant. Leurs points de vue ne peuvent pas s’accorder à cet instant. Il presse sa main pour lui envoyer un signal. Il voudrait qu’elle cesse de fixer cette maison dans le lointain. Cette maison abandonnée. Pourquoi lui en a-t-il parlé ? Pourquoi s’être vanté d’y avoir habité alors que c’est faux. Il n’y a même jamais mis les pieds. Elle finira par le deviner. Il voudrait lui faire oublier cette maison, qu’elle se tourne et le regarde lui. Il voudrait l’embrasser, l’enlacer. Cesser de parler, devoir trouver les mots justes, faire attention à ne pas faire d’impairs, à ne pas se tromper, ne pas lui faire peur, ne pas lui mentir non plus. Il tient à elle mais il ne sait pas comment se comporter pour l’attirer. Il faudrait que leurs corps parlent à leurs places, que tout s’enchaîne sans penser à rien. Une affaire de sens, s’imagine-t-il. D’instinct. Mais là où il cherche un contact, elle sent la force de sa poigne. Sa main compressée dans la sienne qui l’immobilise, l’empêche de bouger, de réagir. Le souffle coupé. Elle le regarde de biais. Dans ce mouvement de tourner les yeux vers lui, le geste de la tête qui accompagne le visage, et tout le corps qui le suit. Ce qu’elle espère, mais elle a à peine bougé de quelques centimètres, sans parvenir à se défaire de son étreinte insistante. Une image lui traverse l’esprit. C’est une sculpture qu’elle a vue dans une exposition il y a bien longtemps. Une œuvre hyperréaliste de Ron Mueck. Elle se souvient des sculptures monumentales de l’artiste australien reproduisant le corps humain dans ses plus minutieux détails grâce au silicone, à la résine polyester et à la peinture à l’huile. L’une d’elle l’avait tout particulièrement impressionnée. Prise au piège de sa machiavélique mise en scène. De face, on apercevait à première vue, un jeune couple d’adolescents collés l’un contre l’autre. Le jeune homme était vêtu comme son ami et la plupart des jeunes de son âge, bermuda beige et tee-shirt blanc à col bleu marine. Des tennis aux pieds. Il avait la tête penchée sur l’épaule de sa compagne, plus petite que lui, blonde aux cheveux longs et lisses tombant sur ses frêles épaules, dans une attitude à la fois protectrice et tendre. Et la surprise et le choc en tournant autour de la sculpture, en découvrant la main du jeune homme pressant fermement l’avant-bras de la jeune fille. La violence de ce geste déplacé qui apporte un point de vue radicalement différent sur la scène, une toute autre lecture qui en contamine la portée. La révélation d’une tension dans un geste de tendresse. Les apparences trompeuses d’une relation. Elle s’écarte un peu vivement du garçon qui s’étonne de son geste. Pressé de répondre, elle se retrouve quelque peu désarçonnée par sa réaction. Elle veut le rassurer et gagner du temps en même temps. La première chose qui lui passe par la tête fera l’affaire, une issue possible. J’ai soif, lâche-t-elle en forme d’excuse. Tu n’aurais pas quelque chose à boire ? Il marque un temps d’étonnement avant d’aller vérifier dans son frigidaire. Vide. Il ne veut pas perdre la face, il se retourne vers elle en souriant. Je peux aller te chercher un soda en bas, chez l’épicier au coin de la rue, ça te dit ? Elle se sent soulagée et accepte en hochant la tête. Sans un mot. Il jette sa veste en cuir sur ses épaules et sort de chez lui. Il la laisse seule dans son appartement. Tout a été si rapide, l’impression d’un grand vide. Elle se sent gênée d’avoir pu douter de lui, mais elle a l’envie de fouiller son appartement pour en savoir plus sur lui, elle ne le fera pas cependant, n’en a ni le temps ni l’audace, trop peur qu’il rentre et la surprenne. Elle ne saurait justifier pareille intrusion. Mais ce désir est si vif, il lui traverse le ventre. Elle inspecte rapidement la pièce, mais dans la précipitation, ses yeux ne parviennent à s’arrêter sur aucun détail significatif, ils glissent sans rien voir. Désemparée, pressentant son imminent retour, sans savoir ce qui la pousse à agir ainsi, elle s’empare d’un livre au hasard dans sa bibliothèque, qu’elle dissimule dare-dare au fond de son sac sans l’ouvrir, avant qu’il revienne de sa course essoufflé.

Ron Mueck : Young Couple, édition 1/1, 2013

A propos de Philippe Diaz

Philippe Diaz aka Pierre Ménard : Écrivain (Le Quartanier, Publie.net, Actes Sud Junior, La Marelle, Contre Mur...), bibliothécaire à Paris, médiation numérique et atelier d'écriture Comment écrire au quotidien : 365 ateliers d'écriture, édité par Publie.net http://bit.ly/écrireauquotidien Son dernier livre : L'esprit d'escalier, publié par La Marelle éditions Son site : Liminaire