#L1 _ 1

C’est ici. Un triangle de terre, isolé du monde par la nationale abandonnée, une proue au-dessus du vide; et de la ville à vingt ou trente kilomètres en contrebas dans le creux suivant le sillage du fleuve fatigué. Elle longe les grilles enfoncées dans le muret de pierre jusqu’à atteindre la porte, juste avant la corniche, près de l’angle obtus. Son mouvement démembre le décor en images saccadées, incertaines sous la chaleur, inscrit ces derniers mètres dans le temps. Elle y est. Elle marque un arrêt, se déleste de son sac à dos. À présent elle sent la douleur de ses pieds. La clé leste la poche de son coupe-vent, attire son attention, ses doigts, le rugueux, le gris au bout des doigts. La serrure reproduit à l’envers le motif en quinconce de la porte en fer forgée. La clé songe-t-elle, n’a qu’une destination, et elle est ici, devant moi, juste à un mètre du sol, nul autre point dans l’espace, elle regagne la constellation des clés autour de la planète,  la constellation des clés arrivées à destination à cet instant, pour quelques brèves secondes, et, potentiellement, sans qu’il soit probable que cela n’arrive jamais,  la constellation que formeraient toutes les clés du monde si toutes arrivaient à destination en cet instant, révélant et reliant chacune un point unique, identifié, dans l’espace. Elle se souvient de la gestuelle en cinq étapes. Soulever la clenche à 120°, jusqu’à ce qu’elle surplombe le trou, avec la main gauche, passer en-dessous de la main droite et enfoncer la clé, tourner dans le sens des aiguilles d’une montre, comme pour fermer, un tour, deux tours, puis faire revenir la clenche et l’abaisser à 45°, alors, avec l’oreille et la sensibilité des doigts, donner le dernier petit coup de poignet qui libèrera la porte de son embrasure. 

L’absence d’herbes sauvages dans l’entrebâillement témoigne d’un passage pas si ancien ; et  pourtant totalement séparé de moi, un passé qui ne m’appartient pas, mon histoire en ce lieu commence ici, maintenant. Elle tire son sac vers l’intérieur, s’assoie dessus, dénoue les lacets de ses chaussures, dégage ses talons et dénude ses pieds, elle veut sentir la terre avec sa peau, peu importe si les cailloux et les épines la piquent, la griffent ou la brûlent, tout plutôt que de rester enfermée. Elle avise la rangée d’arbre au fond du terrain, elle lâche sa gourde qui était restée en bandoulière, laisse derrière elle son sac, ses chaussures et se précipite, elle choisit le plus gros tronc d’arbre pour se cacher. Ses doigts s’arrêtent sur la ceinture de son pantalon. Elle revient sur ses pas, gagne la corniche, en plein soleil, sous le ciel déployé, libère ses fesses et s’agenouille. Je n’ai pas peur des hommes, je n’ai pas peur des bêtes, ni de l’orage, ni du soleil. Je n’ai pas peur de la nuit, je l’attends. Elle a, ancrée en elle, la crainte des morsures et des piqures ; mais en cette terre, les créatures venimeuses n’ont survécu que dans l’insula, elles ne sortent que dans les rêves. Un scolopendre s’échappe furtivement entre ses pieds, chassé par la cascade fumante d’urine, l’oublie aussitôt au détour d’une pierre, regagne son univers où elle n’existe pas.  Elle voit à présent les fourmis, les abeilles, les sauterelles, elle sent la présence souterraine des vers de terre, le voisinage des bousiers et de tous ceux dont elle n’a jamais appris le nom, tous l’ignorent ; leur indifférence me protège. Nous partageons la même terre mais pas le même territoire. Elle remonte son pantalon et regarde autour d’elle. Des genêts ont séché le long des grilles. Elle s’approche et casse une branche épaisse et fournie. Alors, au centre du terrain, elle délimite avec le manche de son balais sauvage le schéma d’une tente ; juste assez pour allonger le corps et poser les affaires. Elle arrache ce qui a poussé à l’intérieur, déplace les cailloux, et frotte le sol jusqu’à l’aplanir. Lorsqu’elle a fini, l’ombre d’un nuage caresse son front, elle lève les yeux au ciel, le soleil a entamé sa descente. Le tourbillon d’un rapace attire son regard, il trace les chemins du vent, l’oiseau s’accroche à une  seconde qui passe et se laisse glisser ; au rocher d’un surplomb voisin, il se déploie en majesté et se pose.

A propos de Thibaut Hingrai

π 0 ∞ D'équinoxes en solstices Et http://surleschantiers.wordpress.com Et https://www.instagram.com/thbhngr/

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