#L2 | La grange

Derrière la porte, ce ne fut pas toujours aussi vide. Le son de l’eau et le bêlement des moutons étaient jadis noyés dans une foule de cris d’enfants, de rires et de jurons. La roue de tracteur – un Deutz-Fahr vert sans cabine – allait et venait, tirant chars et autochargeuses dont on déversait l’herbe, le foin, la paille ou le maïs dans la grange, car ce lieu désormais vide, c’était une grange et ces deux manivelles rouillées servaient à déplacer le yâ, une plateforme amovible qui permettait de bourrer les lieux de bottes de paille d’orge qu’il fallait hisser à la fourche – celle pendue à la porte de derrière – dans la chaleur étouffante de juillet, dans une pénombre que seule venait éclaircir cette tuile transparente qui donnait sur un ciel bleu que les travailleurs rêvaient de voir s’assombrir, parce que c’est bon, on a rentré la paille, il peut pleuvoir, on a assez eu chaud comme ça. Derrière les panneaux bois fermés – en ce temps-là ils étaient toujours ouverts – les vaches attendaient alignées qu’on leur serve à manger, de l’herbe au printemps, du foin, du regain, du maïs en hiver. Elles étaient attachées là toute l’année, dans l’étable qu’on appelait écurie, même leur queue était entravée, parce qu’elles vous fichaient des coups avec, ces charognes. Elles étaient une dizaine, avaient leur nom écrit sur un plastique collé à leur oreille. Chaque année, on changeait de lettre, dans l’ordre de l’alphabet, il y en avait une qui s’appelait Bégonia, une autre, plus jeune, c’était Carabine, une gamine, c’était Dahlia, une presque toute noire avec des yeux langoureux. On reculait l’autochargeuse dans la grange, on faisait marcher le tapis roulant, ça donnait un gros tas d’herbe que la fourche du patron distribuait équitablement aux vaches dont les cous s’allongeaient pour atteindre le sol. Parfois, le patron, un homme bon qui aimait ses vaches autant que ses enfants, leur glissait sa main dans la bouche, il montrait aux enfants comment faire, il ne fallait pas avoir peur, elles n’ont pas de dents, presque pas, les vaches, tu ne risques rien, elles ne mâchent pas, elles avalent tout rond et l’après-midi, elles se couchent dans la paille, elles font remonter le tout et elles ruminent.

La porte de devant était toujours fermée, mais celle de derrière pas. Parfois, on confondait, on disait la porte de devant pour la porte de derrière et la porte de derrière pour la porte de devant, il n’avait jamais été clairement établi où était le derrière et où était le devant, la maman, une dame bonne elle aussi, travailleuse, disait aux enfants d’aller chercher de la confiture dans la cave de derrière, ils descendaient dans la cave de devant, se demandaient si la confiture on la met au congélateur, ouvraient le bahut, revenaient bredouilles pour se faire expliquer par la maman que la cave de derrière c’était l’autre. Mais revenons à la porte de la grange, pas celle du côté de la route, celle de derrière ou celle de devant, peu importe, celle du côté du hangar, et refermons-là. Aux crochets, on pendait les pèlerines jaunes et les casquettes. Il y avait aussi une machine à hacher les patates, qu’on donnait aux vaches quand il n’y avait plus en stock ni maïs ni herbe ni foin ni même d’aliment. L’aliment, c’était une sorte de farine livrée par le camion du moulin. Il ne fallait pas en abuser, de l’aliment, parce qu’avec l’aliment, les vaches devenaient folles, alors on hachait des patates, on cuisait des carottes rouges, on leur donnait ce qu’on trouvait et surtout on bourrait la grange de foin et de regain.

Des dessins à la craie, en ce temps-là, il n’y en avait pas. Les enfants jouaient plus loin. Devant la grange, c’était trop dangereux. Ils avaient un coin avec du sable, déjà dans un pneu de tracteur, la grande roue, celle de derrière – pour les tracteurs, c’est plus facile de trouver le devant et le derrière – mais ce n’était pas la roue d’un Deutz-Fahr, c’était celle du vieux Hürlimann dont la carcasse rouillait au hangar entre les machines à planter le tabac et les botteleuses. Les enfants y passaient le sable à travers des tamis, recueillaient des cailloux, des capsules et des merdes de chat dont ils faisaient la collection. On n’avait pas encore eu l’idée, en ce temps-là, de leur donner des craies. Ils couraient autour de la maison, s’écorchaient les genoux, s’inventaient des vies compliquées où tu serais le maître et moi le serviteur, jouaient à la banane en shootant des ballons plats contre un mur, rappliquaient aussitôt quand la maman ouvrait la fenêtre et criait : « Dîner ! »

À la place de la piscine, c’était le tas de fumier, avec penché sur lui un pruneautier à l’horizontale qu’on secouait la saison venue après avoir étendu une bâche pour ne pas salir les fruits qui très vite devenaient confiture dont on range les bocaux dans la cave de devant ou dans celle de derrière, peu importe, on pouvait aussi en dénoyauter quelques-uns, les congeler et les ressortir en hiver pour en faire des gâteaux. La maman aimait le gâteau aux pruneaux, les enfants aussi, et le patron ne crachait pas dessus. Il disait que ça donne du cœur à l’ouvrage.

Puis les enfants ont grandi, le patron a pris sa retraite et la maman s’est sentie un peu seule.

A propos de Vincent Francey

Enseignant, chanteur et clarinettiste amateur, je vis dans la région de Fribourg, en Suisse, et suis passionné de lecture et d'écriture depuis toujours, notamment via mon site a href="https://www.lie-tes-ratures.com/">lie tes ratures mais aussi sur un blog né à la suite de l'atelier d'été sur la ville : fribourgs.com. Auteur d'un livre autoédité, Je de mots, dictionnaire intime, je suis également présent sur YouTube pour, entre autres expérimentations, y parler de mes lectures.

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