La maison



— Ça fait si longtemps ?
— Oui ! Si on compte bien, ça fait quarante deux ou… quarante trois ans…
C’est la première fois qu’on emprunte à nouveau cette route ensemble. La route que je vois, chaque année vers la fin du mois de juin, filer sur la droite, après le pont. Cette fois-ci, c’est l’occasion. Mais, à la sortie du petit bourg tu as posé la question :
— C’est bien là ??…
J’ai douté… D’un coup, je n’étais plus très sûre.
L’allure de la voiture modifiait tout. De l’impression de joie qui m’a toujours saisie à tourner à droite, à cet endroit où l’on quitte la nationale qui continue sur R.
— Je crois que c’est au passage de la rivière que l’on change de département ?
— Oui, sur le pont.
Celui-là ! Ce pont qui enjambe des îles de sable et de cailloux. Ensuite, la campagne, c’est vrai, est un peu morne. On se rapproche du château d’eau. LE Château d’eau, blanc et élégant. Élégant parce qu’il vous servait de repère. Tout ce qui vous touchait de près ou de loin, était, à cette époque… j’emploie l’adjectif : élégant, mais il ne convient pas, bien sûr. Attrayant, terriblement ! Exotique, plutôt, irait mieux, mais je ne suis pas certaine. Les mots peinent réellement à traduire cette « joie », cette fulgurance, ressentie. Face à un … château d’eau ?… Oui ! Et pour faire court, afin d’arrêter de tourner en rond dans ma tête à la recherche d’un mot, d’un adjectif plus approprié, coincée à l’avant d’un véhicule qui roule trop vite — trop vite pour moi, trop rapide pour le flux d’images, de sensations, qui sont en train de se bousculer, catapultées, à l’intérieur de mon crâne — je dirais que le château d’eau était exotique parce que, planté là dans cette campagne sans relief, près des berges effondrées de la rivière, je savais qu’il vous servait de point d’entrée ou de sortie. C’était LE château d’eau. Il n’y en avait qu’un. Il était visible de tous côtés !
Aujourd’hui, bien sûr, sous ce ciel peu amène… j’hésiterais à le qualifier ainsi… Et puis, avec cette peinture écaillée qui le recouvre maintenant…
On a continué de suivre la route, mais parvenus aux intersections, on hésitait, on ne se souvenait plus de la direction. Même les noms des villages n’évoquaient plus rien. Pourtant, parcouru chaque jour pendant cet été-là, le chemin vers la maison était devenu une routine, en quelque sorte — une routine heureuse — jalonnée de coups d’œils plaisants et qui préparaient l’approche : un bel arbre au bout d’un domaine — qu’une tempête violente semble avoir étêté aujourd’hui — une maison blanche dont les volets venaient d’être repeints en bleu — celle-là, il me semble… Mais je ne la voyais pas si minuscule… est-ce bien la même ? —, un petit étang cerné de joncs — cette misérable flaque glauque ?… — , et puis les avions qui tournaient aux abords de la piste — le Morane-Paris, le Nord 262, La Corvette… — aujourd’hui c’est bien plus calme… depuis que le Centre n’accueille plus que quelques étudiants étrangers, et puis la flotte a considérablement diminué… Presque toute la formation se fait principalement sur des simulateurs maintenant …
Mais, surtout, c’est cet été particulier, celui qui a suivi la période des examens, cette liberté, cette jeunesse heureuse et confiante, c’est elle que je veux me remémorer ! Et, qu’en suivant cette route, je sois, pour quelques minutes seulement, reporter à des dizaines d’années en arrière.
Elle continue de sinuer, et nous avec, contournant les domaines agricoles, chacun enfermé dans sa rêverie ou absorbé simplement par la conduite. Tu ne ralentis pas. Tu sembles pressé. Notre attente ne s’organise pas au même rythme. J’ai pensé que tu voulais en finir peut-être même, avec ce rêve de maison qui nous tenaille depuis plus de quarante ans. Nous en parlons très souvent, si souvent. Nous nous tenons encore dans ces pièces, croyant encore entendre le parquet grincer sous les pas, sentant encore cette odeur délicieuse de pièces chauffées au feu de bois désormais refroidi. On dit LA maison. Cette maison traversée de soleil, toutes portes et fenêtres ouvertes sur l’étang et les arbres, dont nous avons tant de fois repoussé la visite, jusqu’à aujourd’hui, où, sur un coup de tête et parce que tu savais combien ça me ferait plaisir, tu t’es engagé sur la droite. Les conditions semblaient réunies, malgré le peu de temps dont nous disposions ce jour-là, ayant à raccompagner notre fille jusqu’à D.
Tu continues d’accélérer en suivant la petite route déserte, négociant les virages presque rageusement. À un moment, il y a eu cette lumière toute spéciale, si particulière. Quelques secondes d’un éclairage se faufilant sous le tunnel des arbres au-dessus de nous. Ce goulet vert, piqueté des épingles du soleil, du soleil de ces jours-là. C’était très précisément cette lumière ! La lumière de cet été qui revenait, à cet endroit. J’ai dit :
— C’est bientôt là, c’est le dernier virage ! rappelle-toi ! Ensuite il y a la courte montée. Oui, ça y est ! je reconnais… enfin !
Je ressentais aussi une sensation, celle du pied au plancher de la vieille VW, l’obligeant à monter la pente, après le virage et à l’approche de la ferme. Il fallait toujours se méfier du chien. Le chien jaune, tu t’en souviens ?… Tu ne te souviens pas ? …
Tu as répondu :
— Oui… peut-être… Je ne sais plus.
La maison est apparue, après les arbres, derrière la ferme. Elle a glissé trop vite vers l’arrière, nous laissant seulement l’illusion d’un pan de vieux mur. La voiture longeait le parc complètement modifié — massacré : un terrain de football avait pris toute la place …— tu as encore accéléré dans la ligne droite juste avant le portail, laissé grand ouvert. Là, très vite, je me suis retournée sur mon siège, j’ai voulu voir, revoir, suivre des yeux le chemin que mes pas n’emprunteraient jamais plus, le voir s’enfoncer à travers le petit bois, essayant, une dernière fois d’apercevoir la maison. J’ai capté au passage deux pétales ronds et blancs d’antennes satellites et les rangs de gradins métalliques et ridicules, à l’endroit même où on installait nos fauteuils, les soirs où l’un d’entre vous était de vol de nuit. On attendait son passage, l’ombre gigantesque du Nord 262 par-dessus la cour plantée de marronniers.
Tu as dit :
— Il est tard, déjà. Il reste de la route à faire.

A propos de Françoise Durif

Pousse son premier cri en 1959. Carrière stoppée net. Nourrit un ressentiment tenace vis-à-vis de la famille en général. A, malgré tout, connu quelques happy-hours. Et heureusement, il y a l'écriture !

8 commentaires à propos de “La maison”

    • Merci Brigitte Célerier… je sens que nous ne sommes pas au bout des reniflements dans cette commémoration baudelairienne !

  1. Émotion… ce regard en arrière… et puis le Morane !!! Sais tu que mon père a été pilote d’essai sur le Morane ?

    • Merci Caroline. Merci également pour les échanges autour du Morane ! Quelle coïncidence.

  2. « Tu continues d’accélérer en suivant la petite route déserte, négociant les virages presque rageusement. À un moment, il y a eu cette lumière toute spéciale, si particulière. Quelques secondes d’un éclairage se faufilant sous le tunnel des arbres au-dessus de nous. Ce goulet vert, piqueté des épingles du soleil, du soleil de ces jours-là. C’était très précisément cette lumière ! La lumière de cet été qui revenait, à cet endroit. J’ai dit… » c’est beau (et l’image aussi)

  3. Bonjour Françoise,
    Votre texte est en abîme multiple, espace et temps bien sûr, mais aussi par ce qui relie/a relié vos deux personnages, le mouvement de la voiture et ceux des avions, de terre à ciel dans cette recherche du temps perdu, le Château d’Eau en guise de clocher,
    Merci beaucoup