L’arrivée dans la ville

1999

Voiture garée sur un parking, sous des arbres. Se déplier, sortir, étourdie, éblouie, malgré l’ombre et le goudron. Pas de hâte, pourtant l’arrivée plusieurs fois retardée, repoussée. D’ailleurs, c’était peut-être hier, l’arrivée : le premier oratoire sur la route, après la frontière, un homme penché sur une bougie, le briquet impuissant dans la main qui tremble.

La première image.

Ou plus tard, à la fin de la nuit, quand, après avoir traversé un champ pentu à la lumière d’une lampe de poche fatiguée, fatigués nous aussi, nous avons ouvert les volets en bois de la cabane de Piotr, sans eau, sans électricité, ne manquaient que les bols de soupe vides des trois ours. Et dehors, dans une rivière que je ne voyais pas, le visage et les dents lavés à l’eau fraîche. J’en cherchais le goût différent.

Les premiers échanges de fluides avec la Pologne et le sol foulé, la terre roulée entre mes orteils, froids dans le sac de couchage.

Ou le lendemain — ce matin, mais la distance a comuniqué au temps son étendue trouble — quand nous avons traversé Lanckorona, le village où P. passait ses vacances d’enfant, éprouvé de nos sandales les dalles lisses et larges de la place, longé les façades des maisons basses et pas tout à fait droites, enduites à la chaux et peintes de couleurs claires et vives, frappé à la porte du boulanger pour lui acheter du pain et des brioches au fromage. Autant d’étapes qui ont prolongé l’attente de la rencontre avec Cracovie, repoussant l’arrivée puis la soufflant comme un mirage le sable sous le vent.

Se déplier donc et sortir sur le parking. L’arrivée redéfinie comme le moment où l’on ne remontera plus dans la voiture. P. est pressé. En finir avec moi. Ces 48 heures de promiscuité nous ont usés, mais il est consciencieux. Je sais qu’il ne me lâchera pas encore. Il ira au bout de la mission qu’il s’est donnée : me fournir les repères principaux pour que je m’oriente dans la ville et me trouver un hébergement pour cette nuit.

Nous entrons dans la vieille ville par la Barbacane, porte du Moyen-Âge, en briques, qui me rappelle une autre porte, à Freiburg. Je veux chasser le souvenir, avancer sans repère. Je pénètre dans la rue Florianska comme au réveil quand on cherche à retenir en vain un rêve. Je voudrais marcher à reculons. La lumière est déjà trop forte. Comme un bruit de volet qu’on ouvre, les touristes me ramènent à du connu, shorts, sandales, ventres lourds et bras rouges. Ils flânent, photographient et consomment les souvenirs, les cartes postales, les ballons, achétés à des vendeurs ambulants ou dans les magasins, des échoppes étroites. Il n’y avait pas de touristes dans mon rêve de Pologne. Je les chasse en l’attachant aux vitrines étroites et à leurs cadres en bois rongé, à leurs petites croûtes de peintures bientôt arrachées, vitrines accrochées aux façades présentant des objets vendus dans des magasins cachés à la vue des passants, dissimulés dans des passages s’ouvrant à l’arrière de la rue. Je voudrais m’y faufiler. Plus tard, tu auras le temps plus tard. P. Est pressé. Il m’explique la structure de la ville : le Planty qui entoure la vieille ville, les rues qui mènent toutes au Rynek. Tu ne peux pas te perdre. Je pense que je ne peux pas m’enfuir non plus. La tour de l’église Mariacki se découpe au bout de la rue, sur un ciel blanc. Encore des briques.

Et on y est. La place immense, des terrasses longent les bâtiments devant des arcades, des touristes encore, affalés dans des fauteuils en osier, sous des parasols en tissu beige. Au centre, une halle allongée. J’ai chaud. Je n’ose pas dire que je suis déçue alors je dis que ça me rappelle l’Allemagne. C’est normal. Cracovie est une ville hanséatique. Je ne sais pas ce que signifie ce mot, mais je n’ai pas envie d’entendre les explications de P. Pas envie que tout s’explique, que tout soit normal.

Devant nous un marché aux fleurs. Il achète un bouquet de d’oeillets violets pour Barbara. Une vieille dame à la tête couverte d’un foulard les lui enveloppe dans du papier journal. Nous contournons la halle. Des femmes lisent les lignes de la main. Nous entrons dans une galerie d’art, tenue par les beau-père de P. Leurs retrouvailles sont sobres. Je regarde les tableaux pendant qu’ils échangent. J’entends mon prénom parfois dans leur conversation. Ce soir, je dormirai chez des amis à eux.

Maintenant je suis seule sur le Rynek, arrivée, l’histoire peut commencer.

2023

Le moteur du bus tourne toujours. Le chauffeur ne parle plus qu’en polonais depuis que nous avons passé la frontière, comme si, miracle de Pentecôte renouvelé, les passagers avaient reçu le don des langues. Et en effet, je comprends bien qu’il faut vérifier qu’on n’a oublié aucun bagage et qu’on est prié de ne pas laisser de détritus mais d’utiliser les poubelles mises à notre disposition à cet usage. Il nous souhaite également une bonne nuit.

Sur le parking, dans la nuit, je traine ma valise en direction de l’hôtel. Je marche d’un pas rapide. Je ne suis pas touriste, qu’on se le dise, je reviens au pays. Je sais où je vais. Je reconnais la gare, le silence, le brouillard. Je reconnais mais l’émotion ne suit pas. C’est sans doute à cause du bruit de la valise et de la fatigue. Je soulève la valise et j’espère le piège : il doit être tout proche, chaque pas peut être celui qui déclenche le ressort, enclenche le sortilège. J’aperçois la façade de l’hôtel. Je l’ai choisi parce qu’il est en face de l’appartement de Grzegorz, où j’ai passé ma première nuit à Cracovie, à la fin du mois d’août 1999. Là où j’ai ensuite vécu pendant presque deux mois en 2000. Chaque jour je passais devant l’hôtel, en allant ou en rentrant du centre ville.

Son nom en lettres de néon bleues et blanches se détachent dans le ciel noir. Il est tout près, en face de moi, mais une quatre-voies bordée d’un muret qui empêche le passage nous séparent. Je reconnais un peu plus loin l’entrée du souterrain. Je me rappelle sa lumière triste, les vendeurs de livres d’occasion installés sur des couvertures à même le sol gris et gras, quelques magasins, de fruits, de légumes, de petits pains, de tabac, puis le tunnel qui se divise pour conduire d’un côté ou de l’autre du carrefour. Mais soudain, mes repères vacillent : si je prends la sortie de droite, je vais arriver dans le Planty, mais alors, je devrai traverser de nouveau la quatre-voies. Des échaffaudages m’empêchent de bien comprendre la configuration des bâtiments, d’autant que d’où je suis, je ne vois pas les rues. Ma vue est coupée par les parapets. Mes souvenirs ne me servent plus à rien. Il faut descendre dans le souterrain, et peut-être suivre des indications, ou une intuition, avancer à tâtons.

Je n’avance pas, saisie par une peur imprévue et mal identifée : celle du coupe-gorge ? Pas seulement. Je repense à une série polonaise que j’ai vue récemment sur la crue qui a innondé la ville de Wroclaw à la fin des années 90. Une jeune fille court dans la ville, cherche à fuir ou à rejoindre quelqu’un ou quelque chose. Elle s’engouffre dans un souterrain et l’eau la suit, dégringole en cascade, enfle et atteint déjà ses chevilles. La jeune fille se précipte dans les escaliers mais le débit de l’eau est trop fort, elle lutte, s’agripe à la rampe et chute. Fin de l’épisode. Ce soir à Cracovie, il ne pleut pas et c’est d’une autre noyade que j’ai peur. À vouloir remonter le courant et redonner vie à un élan vieux de vingt ans, ne risqué-je pas de m’épuiser dans une quête impossible, d’y perdre les dernières forces qui me restent, mes souvenirs embellis et ma nostalgie, et de finir emportée par un tourbillon d’inconnu ? Est-ce que je saurai nager, moi qui me suis laissée sécher puis assécher sur la berge toutes ces années ?

Je ne peux pas rester là. Il faut traverser le souterrain sans savoir quelle histoire commencera de l’autre côté, sans savoir si une histoire commencera de l’autre côté.

A propos de Francesca

J'enseigne le français comme langue étrangère et la littérature dans un établissement scolaire de Lyon. Par ailleurs, j'écris, dans des genres variés, et je participe à la réalisation de courts-métrages documentaires. En ce moment, je co-réalise un film sur le déplacement de trois platanes au centre de Villeurbanne. En 2021, j'ai écrit un mémoire dans le cadre d'un master en écopoétique sur l'hybridité de l'espace contemporain.