#L2 | Le chemin blanc

Il saisit la bouteille d’eau dans le sachet à ses pieds. Il est inquiet, il boit. Une odeur désagréable de plastique lui rappelle les étés au camping sous la tente. Cette fois, il ne part pas en vacances, il te l’a dit. Au milieu de l’autobus, parmi quelques têtes grises, le jeune homme cherche un peu de confort au fond de son siège dur. Il roule en boule sous sa tête un pull encore imprégné de ton odeur. Puis ferme ses yeux, pour les rouvrir peu de temps après comme si tu allais apparaître devant lui. Et tu aurais aimé le voir assis-là, se dérober contre la vitre à essayer de ressentir ton reflet, et caresser les notes entêtantes de ton parfum. À présent il essuie du revers de sa manche les carreaux embués par le chauffage. Tu lui avais dit d’être attentif aux couleurs, à saisir ces bleus, ces ocres; toutes l’essence des aquarelles de Cézanne dans ces paysages traversés que tu connais bien. Il est plongé dedans. Sa rétine scrute à quatre-vingt kilomètres heure le soleil rasant qui réchauffe les blancs et les verts sombres des garrigues qui s’éveillent. Le temps et le paysage s’allongent. La clarté du petit matin dévoile les massifs au loin. Il sort de son blouson ton roman avec ta dédicace pour son anniversaire, et commence à le lire, puis le repose au bout des trois pages. C’est le début de votre histoire, une histoire qui commence par hasard mais toi tu le savais avant que ça commence. À présent, il savoure rêveur ces transitions successives des blocs calcaires continus et arides parsemés d’arbres rabougris qui se déplacent et qui s’effacent désormais en vallées gorgées d’eau bordées d’arbres en majesté. Les petits villages se succèdent. Sur les places de platanes nus, les cyprès prennent la place des pins parasol devant les églises. Le panorama change. Tu l’as rendu impatient. Mais il va devoir attendre. Le bus s’arrête plusieurs fois à très courts intervalles. Il s’imagine que tu vas monter quelque part. Ici deux hommes, et là trois femmes se hissent sur les marches trop hautes. Le moteur redémarre en pleine montée, les disques d’embrayage patinent lourdement. Les personnes se connaissent et restent en petit groupe. Leur accent est moins chantant. Il comprend que c’est jour de marché. Ils s’agitent sur les on-dit, les ragots. L’article paru ce matin sur cette femme de mauvaise vie repartie avec le magot du bistrotier. Et la maladie incurable du boucher, provoquée par l’autre folle, la sorcière qui traîne la nuit dans les champs. Il le ne sait pas encore mais les gens sont méchants et hypocrites. Et tu lui dis que tu veux le protéger, qu’il peut te rejoindre. Tu lui as dit que tu t’arrangerais qu’il fallait juste qu’il prenne le bus. Maintenant il ressent un soulagement d’être enfin là, échappé, anonyme. Il s’est laissé convaincre. À l’avant du bus, la plus âgée du groupe parle de ce pauvre garçon disparu depuis deux mois, et des voisins qui ont vu une fourgonnette blanche. Il ne veut plus écouter. Il rabat la tablette devant lui, et vide dessus les poches de son jean. Il y a pêle-mêle deux cent francs, une grosse enveloppe blanche pliée en deux avec tes lettres et tes fax à l’intérieur, des emballages froissés et brillants, un paquet de chewing-gum. Et ces deux pièces brillantes porte-bonheur que tu lui as offertes, qui se déplacent toutes seules dans le virage. Il remet vite l’argent dans la petite poche de son jean. Il déplie l’enveloppe épaisse pour revoir ce qui est griffonné dessus mais ne l’ouvre pas. Il lit tout haut les horaires et les villes que tu lui as dictés, le changement de correspondance déjà effectué. Un nom et un numéro sont entourés, celui de tes propriétaires. Il replace tous ses papiers sur lui. L’autobus ralentit. La moitié du bus sort avec des cabas. La place du gros bourg et les rues adjacentes grouillent de monde. Si tu avais été là, il serait descendu pour te voir manger ta brioche trempée dans le café. Il suit des yeux le petit groupe se fondre dans la foule du village. Le bus prend le large, le marché s’estompe. La végétation s’aplatit. Des roseaux sur les bas-côtés des routes éclipsent les saules, aulnes, peupliers qui se font plus rares. Les cyprès plus nombreux s’épanouissent plantés en haies géantes, comme brise-vent naturel. Il regarde l’heure sur sa montre. Il ne sait pas la suite, tu ne lui as rien dit. Il arrive bientôt. Il a comme un réflexe de se lever quand il aperçoit le pont de pierre qui enjambe le large fleuve. Les eaux sont hautes, boueuses, et charrient des terres d’ombre brûlée. En face surplombe un bel ensemble fortifié d’une église avec un clocher en forme de tour carrée. Tu sais qu’il te parlera des pierres blanches du monument. Il descend son sac à dos pour le mettre sur le siège voisin. Il déplace son blouson. L’autocar freine brutalement, le conducteur jure. Encore debout, il se retient de justesse. Un bagage à main chute lourdement dans l’allée. Une dame peste sur le chauffeur imprudent. Il se rassoit un peu sonné. Il sent la fatigue. Il n’est pas tout à fait midi quand les portes s’ouvrent. Il demande son chemin au chauffeur qui bredouille une réponse. Il n’insiste pas, il descend. L’air frais de la gare routière le saisit, la température a chuté depuis qu’il est monté. Et si c’est encore le sud, plus rien ne lui est familier. Tu savais qu’il allait être un peu perdu mais tu voulais qu’il fasse le reste du chemin seul. Comme un doute, il regarde derrière lui. Tu n’es pas là. La soute du car vient d’être ouverte. Il n’a pas de valise. Des effluves de poulet frit flottent dans l’air. Il cherche du regard mais il n’y a pas de rôtisserie aux alentours. Des gens partent chargés de gros sacs, d’autres arrivent avec des valises. Il s’adresse à un contrôleur en casquette pour savoir comment rejoindre son itinéraire. Tu ne lui as donné qu’un village et le nom d’un chemin blanc à emprunter quelques kilomètres avant d’arriver. Il comprend maintenant qu’il faudra faire le reste à pied. Il est un peu perdu sans carte. Il s’éloigne en suivant le soleil vers l’est. Le froid le pousse dans la première boulangerie. Les sandwichs sont derrière une vitrine déjà emballés, mais le bout de pain qui dépasse est appétissant. Ils en achètent deux, un pour tout de suite, l’autre pour ce soir. Le beurre et le jambon débordent dans le sachet. Il redemande quelle route prendre pour aller au gîte. La caissière appelle le boulanger qui arrive des fourneaux avec un fagot de baguettes. Il dit d’emblée que c’est facile, c’est tout droit vers le nord puis qu’il faut bifurquer vers l’est, de toute façon c’est indiqué. Il lui tend une baguette toute chaude sans le faire payer. Il dit qu’il connaît bien les propriétaires du gîte, des bons clients. Il sort encore plus désorienté. Et après une demi-heure à tourner en rond, il tombe nez à nez sur un plan de ville.

A propos de Michael Saludo

Vis, écris et travaille à Angoulême. J'anime des ateliers d'écriture en lien avec le cinéma.

4 commentaires à propos de “#L2 | Le chemin blanc”

    • Merci Danièle pour ce retour de lecture. C’est très justement ce que ce TU exprime!

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