#voyages #05 | Balembouche

#05 | hommage à Nicolas Bouvier : Balembouche

PORTAIL

C’est l’entrée du domaine. Pas grandiloquent. Modeste. Pas vigoureux. Accueillant. Juste une frontière de bois qu’on pousse facilement, ouverte le plus souvent. Une invitation à entrer.

ALLEE D’ARBRES

Et puis devant soi, une fois le portail franchi, une allée d’arbres vénérables et doux à fois, et d’herbes, une végétation amie, un peu désordonnée, juste ce qu’il faut. Ca vibrionne ça chatoie ça bruit ça hume. C’est bon. On est ailleurs déjà.

MAISON COLONIALE

Une haute maison de bois toute blanche et sa galerie qui lui court tout autour. Au sol des tommettes, dans les pièces aux plafonds hauts c’est coloré, c’est le bazar joyeux, ça vit. Au vol un sourire. Trois femmes, trois générations s’affairent, accueillent le voyageur, attablent, régalent et la maison s’anime. Un enfant court pieds nus et crie très fort. Je sursaute.

ESPACE HERBU

Un peu plus loin encore, un vaste espace herbu légèrement en pente bordé d’arbres et, en son centre, une vieille maison en bois et en pierre fenêtres ouvertes sur les quatre façades traversées de vents et de pluie de soleil et de brume de papillons de nuit. Pas de volets. Un plancher de bois à l’étage. Au rez-de-chaussée, le vrac d’un établi. Des rideaux colorés volent au vent.

MARES AUX NENUPHARS

Sur la gauche, pente herbue qui descend à bout de champ vers deux mares. Les fleurs s’ouvrent dans la chaleur matinale, roses ou blanches dans le vert, et le soir, frileuses, se referment.

RUINE DE SUCRERIE

En contrebas encore, dans le secret d’une forêt, chaos et effondrements de bois et de pierres submersibles : la roue du moulin, les blocs qu’on enjambe, les anciens seuils que l’on franchit mangés de terre, d’herbe et de fougères arborescentes.

FIGUIER MAUDIT

Et puis là tout soudain la vision fantastique de la pierre aux prises avec les racines d’un figuier maudit. Tout en haut perché un bout de ciel bleu troue la verdure.  

SENTIER

Depuis la forêt, nous rejoignons un petit sentier de pierre, de sable, de terre, et de coraux blancs coupants. C’est le sentier qui trace vers le large. La végétation est plus basse. On respire. Au bout du sentier, les raisiniers bords de mer tout salés d’embruns.

PLAGE SAUVAGE

La voilà. Jamais très loin. A fleur de côte. Tout autour. On ne peut pas vivre sans. Elle bouillonne ici. On peut s’avancer sur une petite jetée naturelle. Des enfants jouent. Quelques bois flottés à glaner. C’est une belle journée.

#04 | halte sur cosmoroute, Julio Cortázar & Carol Dunlop : haltes en gare

Pieds sur la valise cabine. Une dame âgée passe dans le champ. Elle cherche son chemin. Se caler dans le siège en plastique orange et regarder passer regarder vivre regarder transiter. Courants d’air et gens de passages. Retrouvailles. Départs. Arrivées. La voix si familière qui annonce. On lui pardonnerait presque les retards. Un jeune homme très beau joue quelques airs au piano. C’est doux. Elle somnole. Des cris la font sursauter. Trois enfants se poursuivent avant d’être rattrapés par le père. Enfin, elle imagine que c’est le père. N’a pas l’air commode. Comme son père. Elle se redresse un peu. Faudrait pas louper la correspondance. Se lève et va se chercher un café. S’installe à une petite table ronde vue sur quai. Des gens courent après leurs repères, d’autres attendent. Un train arrive.  La scène est silencieuse comme un film muet. Elle trouve ça étrange et amusant. Dans l’angle tout près de la baie vitrée, un homme en chemise de bûcheron – réchauffé qu’elle se dit – écrit. Sur les deux chaises de l’autre côté de la table, un habit de travail bleu et un baudrier jaune fluo. Il a l’âge de la retraite. Travaille peut-être à la gare. Mais là il est assis au café de la gare et il écrit. Elle aimerait savoir quoi. Le numéro du quai s’affiche. Elle se lève.

Il est assis au café de la gare. Comme tous les midis. Son heure de pause. Il la passe à regarder les gens. Les gens qui voyagent. Qui prennent le train. Certains pour travailler. Mais c’est déjà un voyage selon lui. Lui qui n’a jamais voyagé. Qui n’a jamais quitté sa ville. Ou presque. Mais grâce aux gens, aux passagers, il voyage. Doublement : il les regarde voyager et il écrit leur voyage. Assis à sa table carrée de bois clair. Il quitte le costume : bleu de travail et baudrier jaune fluo. Et il mange et il regarde et puis il écrit. Au début des notes. Eparses. Des fragments de gens de visages de gestes de conversations saisies à la volée dans le vrac du quotidien. Et puis peu à peu ça s’est construit. Des portraits. Et puis c’est parti. Des bouts de récits de voyage. Inventés. Imaginés.

#03 | l’impossible retour : ça la retient

Les jours gris la retenaient. Ferme. Il fallait patienter. Il fallait se contraindre. Il fallait accepter. Il fallait attendre. Que ça passe. Serrer les dents. Contenir les nœuds dans le ventre. Les dissoudre les jours bleus. Compter et attendre. Ca viendrait bien un jour. Elle pourrait alors partir. Repartir. Elle ne pensait pas qu’on pouvait. A ce point. Le piège s’était refermé. Elle était pourtant arrivée de son plein gré. Poussée par ce désir d’ailleurs. Et puis c’est arrivé. Engluée dans les jours gris. Sur la plage deux nasses posées sur les galets. C’était ça. Le voyage et puis la nasse. Il fallait pouvoir tout recommencer. Autrement. Ailleurs. Dans le ciel les nuages filaient.

Elle ne pourrait plus partir. Il y avait des trains, des bus, des avions. Mais elle ne pourrait plus partir tant qu’il serait là. Tant qu’elle n’aurait pas vidé l’absence qui formait comme un grand trou au milieu du ventre. Parfois elle s’arrêtait en pleine rue et criait silencieusement dans son poing. Parfois elle s’asseyait sur un banc public et pleurait sans bruit. Les larmes l’empêchaient de marcher. Alors elle préférait les laisser couler dans le bruit des arbres et les jeux d’ombre et de lumière. Il fallait patienter. Il fallait se contraindre. Il fallait accepter. Elle pourrait alors partir. Repartir. Elle ne pensait pas qu’on pouvait. A ce point. En si peu de temps. Il fallait. Vider la ville de lui. Qu’elle retrouve l’étrangeté de l’arrivée, brute de sensations neuves. Sans lui. Il fallait. Il fallait pouvoir tout recommencer. Autrement. Ailleurs. Elle renversa son visage. Dans le ciel les nuages filaient.

#02 | arrivée dans la ville : c’est ailleurs

Elle est entrée dans la ville un après-midi de plein soleil et elle ne s’attendait pas à ça. Depuis l’autre bord, voilà des mois qu’elle se la figurait pourtant : toute blanche et toute claire surgie du plan du guide touristique bleu. Elle avait bâti et fait grossir, et habité une ville de bord de mer avec son Boulevard maritime et son Boulevard du Front de mer, éblouie de lumière, à la manière d’une ville méditerranéenne dont elle était pourtant peu familière. En arrivant en voiture, elle avait d’abord eu du mal à comprendre où commençait la ville où elle finissait. Elle avait fini par trouver une indication de centre-ville mais là encore, elle avait eu du mal à ajuster l’idée qu’elle s’en faisait – repli animé autour d’une église et d’une mairie, de petits commerces, de places et de cafés – avec ce qu’elle découvrait ici : un étirement sans fin de boutiques toutes fermées à cette heure, une mairie et une église se faisant face tout de même, une ville désespérément déserte et poussiéreuse, écrasée de chaleur sous le cuit du soleil d’après-midi. Une impression d’abandon, de ville-fantôme. Tout ce qu’elle s’était imaginé dans un pêle-mêle d’images fantasmées dans l’attente du voyage et de cette vie nouvelle devait être repensé. Elle était ailleurs. Des détritus ça et là sur les trottoirs. Le long du front de mer des maisons basses, une halle grise fermée de deux grilles, une poubelle éventrée, des cases en tôle. Et le vent chaud tout aussi cuisant dans la torpeur des rues.  

Chaos de la foule et des bagages dans l’aéroport. Se frayer un passage dans le bruit, dans les langues, dans les corps en attente en transit en partance en exil. Sortir tant bien que mal et trouver un taxi. Comprendre que la file c’est ici. Et puis découvrir la ville à la vitesse du taxi. Les rues, les routes. Différentes. Plus grandes, plus larges. Comment il fait. Tout est langue nouvelle. Absorber le chaos de lumières blanches bleues rouges dans la nuit de l’arrivée. Panneaux indicateurs, enseignes commerciales, fast food. A la fois identique et différent. Accroché au rétroviseur, un chapelet. Ecouter la radio et ne rien comprendre de ce qui se dit. Accepter l’inattendu. S’installer dans le surprenant. Echapper ainsi au quotidien à la routine. Après tout c’est ce dont elle avait besoin.

#01 | la nuit d’avant : avant la traversée

elle partait à l’aube pour une double traversée d’ouest en est de part en part d’un pays à l’autre la première fois qu’elle partait si loin seule elle est arrivée tôt dans la gare routière odeur d’été de carburant de nourriture le voyage avait commencé dans le ventre le désir du départ de l’ailleurs de la traversée des frontières loin seule avec un sac à dos bleu pour tout bagage posé là à côté d’elle sur l’un des sièges orange plastique fatigués eux d’être là immuables dans le mouvement perpétuel des voyageurs fatigués des départs des sommeils intermittents dans la fraicheur des nuits et le gris de la gare lieu de transit traversé de tant et tant de vies dans la nuit de la gare des cris d’enfants des pleurs de bébés des chuchotements des langues des accents qui déjà la bercent loin et seule et pourtant déjà accueillie dans la communauté des voyageurs

dans la gare elle attendait le train de nuit dehors il pleuvait une pluie fine et froide qui raturait rageusement le halo des réverbères la chaleur du gobelet brûlant de café traversait ses gants comme une petite bouillotte elle avait un peu froid encore dans l’humidité et les courants d’air du grand hall mais ce n’était pas grave elle n’arrivait pas à lire ni à écouter de la musique il lui fallait absorber la vie de la gare le voyage avait commencé depuis qu’elle avait rempli son sac à dos bleu contre lequel elle s’adossait à présent pour se réchauffer et palper le départ prête pour la double traversée depuis les forêts de l’enfance jusqu’à l’océan tout là-bas de l’autre côté d’un bord de terre à un bord de mer d’une lisière à l’autre en route vers le grand Est la gare se vidait pour laisser errer les voyageurs de nuit les pas résonnaient les bistrots fermaient l’un après l’autre un balayeur rêveur les dernières arrivées bientôt elle serait seule avec la gare la nuit d’hiver le train et ce grand départ elle aimait cette idée elle n’avait pas peur

Prologue

D’un voyage…

De Iéna : ville-méandre à l’ombre des forêts en balcon d’anciens champs de bataille des Plattenbau au bout de ligne de tram

De Trois-Rivières : villes-îles de la Caraïbe entre Québec et Montréal pieds dans l’eau des lacs fleuves rivières tête dans l’œil du cyclone et les tempêtes de neige des grands hivers tropicaux

De Cuzko : ville-pierre dans le bleu du ciel à portée de main dans l’aube et le crépuscule les découpures de la Cordillère des Andes

D’Arequipa : ville-volcan de pierres blanches disparue une fois là-haut tout là-haut si haut qu’on croirait toucher le ciel au bout de tant de pas essoufflés

De New-York : ville-monde verticale et fourmillante entre les gouttes de mon parapluie transparent

D’Ushuaïa : ville du bout du monde où l’on tutoie l’aventure et l’inconnu malgré cartes et mappemondes

De Kyoto : ville-labyrinthe, dédale de rues et de ruelles dans la blancheur des cerisiers

De la Patagonie atlantique : langue de terre et de mer traversée de finca, de phoques, de vent, d’éléphants de mers, de bois pétrifiés

De La Havane : battements d’aile d’un papillon sur une épaule nue dans le soleil d’un patio languissant

De Natashquan : ville du bout du monde où s’arrêter, se poser, lire écrire et ne plus partir

…à l’autre

De La Mer morte : mer de sel gorgé des larmes de la Jordanie, d’Israël et de la Palestine

Des fjords de Norvège : dentelles de terre et d’eau où vagabondent les trolls

Du désert de Gobi : montagnes de sable et steppe aride traversée de peuples nomades à dos de chameaux

De Tombouctou : ville de sable aux trois minarets balayée par les vents du Sahara

De Lhassa : dans la cité interdite sur les traces d’Alexandra David-Néel aux mille vies

De la Vallée des Touim’s : les Falaises bleues, les Arbres-maisons, la Forêt au monstre endormi, le Pays qui est derrière, l’Observatoire où regarder la mer depuis la dernière pierre, O’Messi-Messian, le plus vieil arbre aux oiseaux qui rêve de devenir un livre, les Arbres-à-bateaux pour des destinations sans fin

Des Monts d’Arrée : géant endormi de landes, de tourbières et de roches dont le souffle enveloppe les hameaux de brume et de vent

Du Cap Vert : de l’autre côté d’une ligne imaginaire les Antilles, d’un archipel à l’autre

De Rome : déambuler dans les rues et les ruelles, flâner, s’asseoir à une terrasse de café et sourire du calme retrouvé

Du Groenland : pays de glace et de glaciers où guetter la course du soleil, où s’arrêter, se poser, lire écrire et ne plus partir

A propos de Émilie Marot

J'enseigne le français en lycée où j'essaie envers et contre tout de trouver du sens à mon métier. Heureusement, la littérature est là, indéfectible et plus que jamais nécessaire. Depuis trois ans, j'anime des ateliers d'écriture le mercredi après-midi avec une petite dizaine d'élèves volontaires de la seconde à la terminale. Une bulle d'oxygène !

4 commentaires à propos de “#voyages #05 | Balembouche”

  1. Beaucoup de sensations dans la nuit d’avant, l’ambiance de ces gares, l’odeur du carburant ou la chaleur du gobelet de café, j’y étais. J’aime beaucoup le prologue aussi et l’idée de se poser au Groenland, lire écrire et ne plus partir.

    • Merci Brigitte pour ton retour ! Je suis en vacances. Je vais pouvoir rattraper le retard. Et vous lire !