Le serveur blond de la charcuterie Delahousse

Le stand de la charcuterie Delahousse le plus grand du marché s’étend sur une dizaine de mètres. Cinq serveurs. Sept les jours d’affluence. Un samedi, vers 9H, je vais acheter du jambon chez Delahousse artisan charcutier. Ce qui me pousse chez Delahousse ce matin là, c’est ma curiosité pour l’un de ses serveurs. J’avais pu l’observer depuis l’étalage de légumes qui est en face. Longtemps qu’il m’intriguait. C’était même devenu une sorte d’obsession du samedi.

Au stand des poireaux , des salades et des courges: j’attends. Temps offert à l’observation. Mon œil glisse de l’étal aux nuques, des courges aux profils, s’attarde aux visages qui passent. Se hasarde au flou des formes et des couleurs, y extirpe un détail, le délaisse. Flâne. Est soudain happé. Ne peut plus se détacher. Est saisi. Se fige. Ça c’était produit du côté des jambons. J’avais été littéralement happée par lui.

Lui. Un visage qui se penche. Un sourire dans la découpe, la pesée, le pliage. Les grands couteaux. Les feuilles de papier translucide. Le papier blanc glacé. Le déplacement longitudinal des tabliers, certains asymétriques aux épaules ou des blouses de coton un peu épaisses ou encore de la veste pied de poule façon boucher du patron. Je le vois dans son polo sombre avec son tablier blanc. Il est grand, mince. Il a des épaules larges qu’on dirait d’un nageur. Une tête ronde, des cheveux coupés très courts, blond roux, avec un début de calvitie. Trente ans à peine. Il se tient légèrement incliné vers l’avant, la tête un peu penchée sur sa droite. Ses gestes sont amples, presque trop larges mais adroits. Quant il présente la tranche gabarit sur la feuille, il a un sourire comme une éclipse et dit : « ça vous ira comme ça ? » D’une voix calme, douce et claire. Il évolue avec aisance. Je remarque pourtant un discret tique à l’épaule droite, elle remonte vers l’oreille quand il prend la commande d’un nouveau client et son regard bleu qui s’est fixé sur son interlocuteur fuit soudain obliquement. Comme une timidité qui arriverait à contre temps. Et le visage s’absente, semble chercher ailleurs, se durcit.

Ce garçon a du charme, me dis-je en le regardant. Il débite une tranche de pâté, dodeline légèrement de la tête en conversant avec une petite dame aux cheveux mauves. Lui ? Celui-là? De surcroit, au milieu des jambons ? J’ai le réflexe stupide et incontrôlable d’associer charcuterie et marché noir, charcuterie et collaboration, charcuterie et dénonciation charcuterie… ça remonte devant les pâtés et aussitôt je pense à , La traversée de Paris, ce film que je n’arriverai jamais à aimer.

Le serveur qui se tient de l’autre côté de la vitrine réfrigérée m’attire irrésistiblement avec et malgré, les travers, les pieds, les langues. Malgré La traversée de Paris. L’ai je croisé dans un moment de ma vie que je me suis efforcée d’oublier ? Est-il dépositaire d’un événement traumatique refoulé ? Ce mort entraperçu sur une civière du quai de la station Bonne Nouvelle quelques mois plus tôt ? Ai-je croisé sa photographie dans une revue de cinéma ou accolée à un crime atroce ? Je le regarde. C’est vague. Imprécis. Flou. Ténu. Décalage, Disjonction, Contradiction. C’est, me dis-je, cette impression, qu’il n’est pas à sa place, —l’est-on jamais au milieu des mortadelles et des jésus — qu’il est là pour autre chose que ce qu’il exécute devant moi. Il éveille aussitôt des sentiments contradictoires. C’est là qu’il faut chercher, me dis-je. Là où ça disjoncte. Impression paradoxalement renforcée par son aisance à jouer son rôle : adresse à prendre une commande, à débiter, à servir, comme s’il était né un hachoir à la main au point de se fondre à la lignée des Delahousse. Un fils ? Trop svelte, trop blond — la plupart des serveurs sont à l’image du patron, des bruns taillés comme des bucherons, même la femme, la seule du groupe. Un cousin? Le futur gendre ? L’amant du père? Son âme damnée ? Il y a, je le pressens, quelque chose à découvrir dans l’arrière cuisine des chairs porcines.

Le serveur blond de la charcuterie Delahousse malgré son habileté à débiter n’est pas là par vocation. Un chômeur qui a trouvé cet intérim vente en charcuterie ? C’est le plus probable mais ça ne résout pas l’impression de plus en plus vive qu’il exerce sur moi. Il est là, pour autre chose que l’argent qu’il gagne, comme moi, qui sous prétexte de jambon, suis là pour autre chose.

J’attends dans la file de la Charcuterie Delahousse. Sept personnes me devancent. J’évite de trop regarder le serveur. Je plonge dans les pieds gelés, les chairs mouchetées, les rouges doux, les roses, les ocres des lards et des couennes. J’inspecte les blocs de jambon, je choisis mentalement le « maison cubique ». — Des tranches très fines, demanderai-je. Il devra régler la machine, il devra me présenter un exemplaire de la tranche, ça me fera gagner du temps. Je contemple une langue blanche bleuie et velue puis je glisse sur le céleri rémoulade. La probabilité de tomber sur le serveur blond m’est favorable, une chance sur deux. D’après mes calculs, ce sera lui ou le serveur aux yeux énormes, mais vraiment énormes, infirmes derrière les verres de lunettes épais comme des tranches de pâté. Regard convergeant qui déborde les montures et manque infailliblement sa cible. Une taille 12 ans, la tête allongée trop grande pour l’ensemble. Lui aussi je l’avais remarqué au milieu des bucherons Delahousse. Lui non plus ne cadrait pas. Lui et le grand blond comme les duettistes d’un numéro de lancer de couteau avec le petit pour cible bien entendu ? 

Je regarde le serveur blond de la charcuterie Delahousse. Il dirige son couteau vers un fromage de tête. Son regard oblique s’abstrait. Je pense qu’il détaille ce qui défile de l’autre côté de la vitrine réfrigérée; leurs visages. Tout en exécutant avec adresse une découpe c’est comme s’il prenait note. À la dérobée. Il évalue. Il fixe. Pour garder mémoire : la vieille aux cheveux mauves, la grande à casquette emmitouflée dans ses écharpes (moi en l’occurrence), le couple de septuagénaires. Je pense que l’attention qu’il dirige secrètement vers la clientèle il l’exerce aussi côté charcuterie. Le serveur blond de la charcuterie à la fois acteur et spectateur de la comédie des jambons.

Mon tour arrive. Bref échange de sourires. Regards furtifs de timides à timides. — Un kilo de poireaux m’entends-je dire. Non, ce n’est pas un lapsus. C’est réfléchi. Commencer sur un léger dérapage et voir où cela nous conduira. Il ne dit pas : — Alors , mal réveillée ce matin. Ni : — Les légumes c’est en face. Il rit. Ne semble pas dupe, mais de quoi ? Je ris avec lui et je repars avec 7 tranches de jambon ultrafines.

Je l’ai croisé à plusieurs reprises dans la forêt où je marche quotidiennement. Avec ou sans chien. Avec ou sans livre — il lit en marchant. Bref saluts ou rien. J’ai acheté quelques fois du jambon, parfois il m’a servie. Un samedi il avait disparu. Je reconnais l’avoir cherché du regard chaque fois que j’allais au marché. Un matin je l’ai vu derrière le bar du petit zinc du marché il servait les cafés. Je me suis installée au bar j’ai commandé un café et nous avons parlé. Longtemps parlé. Tout ce qu’il m’a raconté éclairait l’intuition que j’avais eue. Tout concordait. 

A propos de Nathalie Holt

Rêve de peinture. Quarante ans de scénographie plus loin, écrit pour lire et ne photographie pas que son lit.

11 commentaires à propos de “Le serveur blond de la charcuterie Delahousse”

  1. Fabuleux ! Pas d’autre mot. Happée et pressée et émerveillée du des decors, richesse et profondeur, mais amoureuse du personnage, de son histoire, et en même temps simplicité de la narration, sans faux effet, et alors là… la chute. Grandiose ! Un coup de maître. Encore…
    Et l’image du couple de serveurs et lanceur de couteaux…

  2. Bluffée par ce texte ! J’avoue que les jambons et autres mortadelles ajoutent à la surprise du portrait… Quel décor inattendu… j’ai adoré. Et les hypothèses… et la chute !!!

  3. (pas à dire, c’est un brave garçon) (pour la Traversée de Paris, tout pareil – même pour De funès…) (il y avait Yves Montand qui en faisait pas mal de tonnes dans le film de Sautet – professionnel, pratiquement, aussi)
    (@Jacques de T : ce ne serait pas à toi de compléter par hasard…?
    :°))

  4. @Anne Dujardin, @Marlen Sauvage, @Jacques de Turenne, @Piero Cohen-Hadria, @Danièle Godard-Livet je vous remercie pour vos messages chaleureux et encourageants. Je continue le travail en cherchant à me rapprocher de la consigne

  5. Je rejoins le groupe, c’est vraiment fort, et comme Jacques aurait envie de la suite de l’histoire, l’intimité de la discussion, les regards échangés…