#voyages #04 | Cimetières – Voyages plus ou moins réels

La halte

Au virage, deux hommes sont accroupis sur un sol pelé et caillouteux. Un ruban que tendent de minces tiges de métal délimite une surface rectangulaire. C’est au virage. Ce sont deux hommes. C’est comme dans Blake et Mortimer. C’est que c’est l’Irlande peut-être. C’est qu’au virage on est au sommet de la butte et au sommet de la butte, on ne sait pas, mais ils disent les deux hommes penchés sur le carré délimité par des fils, avec des petites étiquettes ça et là qui semblent jaillir du sol, ils disent que c’est le sommet d’une gigantesque nécropole. Ils disent c’est classique, ce sont des strates de temps, il y a les restes des tombes puis il y a les restes de la vie dans la tombe, parce que les autres là, après, ils sont venus vivre dans les tombes, c’est que c’était voyez-vous, c’était des temps de famines et c’est souvent ainsi, des morts et des vivants puis un jour la petite surface délimitée par les fils.

J’ai toujours aimé les cimetières et aussi les frontières, et aussi les strates et les restes, et les miettes et les traces de gras sur la table. J’aime aussi les reflets douteux de la lumière à travers les verres mal lavés. J’aime quand ça sent le rance et ça sent le suspect. Dans le petit cimetière, c’est un peu de tout ça, et c’est doux aussi. J’ai bien mal au pied alors je m’assois. Il disait, chaque cimetière est un peu différent au fond, mais c’est un peu pareil aussi. Je ne comprenais pas toujours, au fond ce qu’il disait. Sur la tombe il y a la trace à moitié effacée d’un visage dans un petit cadre rond collé contre la pierre. On voit qu’il est là, sur son brancard peut-être ou dans un fauteuil. C’est un Allemand peut-être puisqu’ici on dit c’est le cimetière allemand abandonné. Les frondaisons obscurcissent les lignes des tombes, c’est comme un tableau aux contours nets, encrés, gras. La lumière est diffuse et nimbe le marbre d’un éclat mouillé traversé d’or et de phosphorescences vertes. Il y a un fil dans chaque voyage, reconstitué à chaque halte, un fil coloré. Il est des voyages d’or et des voyages bleutés. Celui-là est vert, d’un vert intense, et puis roux, il est de printemps et d’automne, fondamentalement, obstinément, de mi-saison, il veut se diriger vers le grand froid coupant, il s’étire mollement pourtant entre deux notes Il est des voyages justes et d’autres éraillés.Celui là chante faux. Mes chaussettes ont un trou au talon. A travers les feuilles, la lumière s’affaiblit. On ne distingue plus le visage sur le portrait à moitié effacé. L’homme sourit encore. Il fait nuit.

L’impossible retour

Elle lève la tête, je descends, elle regarde ailleurs. Elle regarde par la fente ténue de ses petits yeux. On dit : étrécis. A travers les fines lignes qui se plissent et se collent comme un baiser sale, coule un regard jaune. La lumière filtre à travers l’embrasure ce jour où quelque chose de pas beau se déroule à l’entresol. A travers le carreau tourne la grande roue de la fête foraine. Ils sont enfermés dans les cabines. La roue s’interrompt. On dit : enclavés. Parfois, ils restent toute la nuit. On dit : romantique. Elle m’observe quand je remonte. D’autres gravissent les escaliers. L’enfant me frôle. Il est lent. Il est vieux. Il a les doigts gras lui aussi. Ils ont tous les doigts gras. Je le vois le matin, dans le salon. Des traînées partiellement effacées s’enroulent autour du verre, des aurores boréales de gras dans le ciel opaque.

Il ne faut pas inventer dit-il parfois, il faut décrire. Pas qu’il soit là, non, précisément à ce moment où ses paroles te reviennent. Il faut décrire. Tu te dis que c’est sage. Et tu cesses de penser. C’est le soir pesant dans la ville, quand l’arrivée n’est plus si proche, quand le départ pas n’est pas si loin. Encore que… Tu longes les murs hauts et parcours le quadrillage uniforme du quartier moderne. Les hommes ne mettent plus de chapeau. Il faut décrire ce qui est, dit-il et pas ce qui n’est pas. C’est alors que tu t’apprêtes à évoquer les palais de mémoire qu’il hausse les épaules et s’en va. Pas qu’il soit là non, précisément à cet instant où tu te remémores la porte qui se ferme. C’est réel et dense comme le souvenir de ce qui n’a jamais existé. Pourquoi donc les hommes, ne mettent-ils plus de chapeau ? Tu es dans la boutique, une boutique, un restaurant, un entre deux, tu t’assieds. Quatre personnes parlent dans une langue slave dans le fonds, entre des dentelles et des chats en porcelaine. Les abats-jours se balancent légèrement sous l’effet de la chaleur des radiateurs. Il fait nuit. Derrière la vitrine est la longue esplanade qui mène au lieu important où les choses se décident. Les petites et les grandes. Où se décide le calibre de la courgette qui se situe dans ton assiette, cette courgette qui est préalablement découpée pour fondre dans l’appareil d’une quiche que tu paies plus de quinze euros. Il y a ensuite l’hôtel et la même lumière d’or un peu terne comme un miroir vieilli. Dans la ville, il y a peut-être ceux qui cultivent la courgette que tu ingères, peut-être pas. Il est si compliqué de décider des petites et grandes choses qu’il vient un moment où plus personne n’a d’appétit. C’est fort heureux car il n’y a plus rien dans les armoires, dans les vitrines non plus. Les quatre personnes échangent quelques mots en slave, les coudes sur la table, le teint jaune au-dessus d’une assiette vide et d’une décoction qui fait l’effet de contenir quelques feuilles d’ortie.

L’arrivée dans la ville

La ligne droite est exclue, c’est en spirale que tu avances, en longues circonvolitions : dit-on pour désigner les courbes enchevêtrées à l’infini d’un désir qui, incertain et hésitant, tendu vers la crainte de sa propre disparition, peine à s’acheminer vers son assouvissement et se traîne, ondule, se pelotonne et s’élance à nouveau. C’est ainsi qu’en premier lieu tu pars vers le nord, puis vers l’est, puis au nord, puis vers l’est, empreinte des détours sinueux. A la sortie du train, le quai est semblable à tous les quais. Tu prends les escalators et les tunnels sont semblables à tous les tunnels. La vie digestive, sanguine, toute en minéralité et en flux pulse sous la surface. Les bus se croisent à la gare routière. Croissants et vendeurs reflètent une lumière artificielle, jaune et hypnotique, à travers les vitrines, tels les créatures baignant dans le formol au fond des salles noires du musée de Maisons-Alfort. Tu entends des bribes de conversation dans une langue que tu te surprends à reconnaître comme étant du français. Le fond de la phrase te reste étranger. C’est que la langue elle-même n’y suffit pas et que le mot seul ne fait pas ancre lorsque l’amarre est rompue. C’est ainsi que, toujours, à chaque départ, tu imagines l’arrivée, la profusion, la décharge et l’aspiration à une forme de stase dans laquelle corps et bagages glissent et se déposent. La petite fille aux cheveux bouclés parle italien. Elle se hisse. Elle regarde à travers la serrure d’une porte. Le caniche roux lui arrive à l’épaule et paraît géant à ses côtés. La rue descend en ligne droite après le café. Les bâtiments dans le lointain, courbes des dômes et parlements, lignes coupantes, accidentées des bâtiments modernes, malls et quartiers d’affaires, composent un fouillis d’ombres bleutées. Le tram glisse dans un crissement métallique puis s’arrête. Trois passagers sortent.Tu te laisses emporter dans le flot ininterrompu des cafés, des hôtels, des visages. D’autres voyages défilent dans le même flux, intérieur celui-là. Un fil de pensée encombré laisse apparaître ça et là, trous d’eau et spirales tel un courant s’enfonçant en contrebas de la pile d’un pont, objet lourd, massif, une autre pensée plus souterraine, informulée vers laquelle s’acheminent les souvenirs flottants, hétéroclites, multicolores.

C’est une ville qui fait le ciel orange, gorgée d’une lumière qui se déverse comme un suc, comme le miel sous le couvercle mal fermé, comme le miel dans le sac à dos et qui a coulé. Aux abords de la ville sont les espaces tantôt sans forme, tantôt quadrillés, à mi chemin elle est, la ville, entre banlieue et rizière, la campagne qui grignote la ville qui la grignote en retour, les friches, les champs, les traces au sol de bâtiments disparus, le béton traversé de métal rouillé. Comme à Mokkatam, aux abords de la ville, les grandes infrastructures routières s’élancent et se recourbent, l’échangeur, le pont, elle ressemble la ville à une maille mal tricotée. Le pont à hauban bondit et ondule sous le flot des voitures. Aux abords de la ville, il y a les filets d’eau ténus, vaseux, qui ne font jamais de grandes rivières, et dans les filets d’eau il y a le plomb, le mercure, et les enfants les doigts dans la boue révisent le tableau périodique des éléments. L’air sent fort la mer et l’usine, un peu moins la ferraille.

Il dit souvent, toutes les arrivées se ressemblent, il dit c’est un peu comme les départs aussi. Il dit les arrivées c’est poudreux, comme un départ, poudre de sommeil, de mémoire, le goût de la terre sous la langue avant la sensation de la terre sous le pied. Il dit même quand c’est bitumé tu sais, c’est poudreux, tu trouves toujours sur la route, le chemin, quelque résidu de poussière, et la poussière c’est bien et c’est mal, on ne sait pas trop, c’est la trace au sol d’une vie morte, c’est les germes peut-être d’une vie future. Il dit imagine les ballots de poussière sur Mars sous de gigantesques rafales déplaçant des volumes d’un quelque chose qui n’est pas de l’air. Il n’est pas là quand il dit ça, mais c’est tout comme. Il n’est pas là alors que puis-je dire moi, et comment répondre que ça n’a aucun rapport et que je n’y comprends rien ? C’est long de monter les pentes d’Olympus Mons, c’est beaucoup trop long et à quoi bon pour voir un ciel noir et les traces de l’empire abandonné, les traces de la station thermale martienne, les colonnes effondrées. Les empires il dit, toujours laissent derrière eux des stations thermales dépeuplées. Il n’est pas là, pas là pour entendre que je réponds qu’il radote.

La densité augmente à mesure que l’on avance vers le centre et le fleuve au milieu qui se jette bientôt dans l’océan, paraît plus profond. Les poids lourds glissent vibrants, menacent de renverser le vélo. De part et d’autre de la voie rapide, des artères grimpent le long des coteaux où se serrent en grappes de grandes barres verticales. Le scaphandre qui fuit, le vélo qui dérape, le corps qui vrille et se vide. Mais c’est beaucoup trop long les pentes d’Olympus Mons… vingt kilomètres en côte… Dans la rue qui part à gauche, le silence tombe brutal, comme une averse. Depuis des kilomètres, des façades, des sols, des étendues planes, des usines, des véhicules, gros et petits. Vingt kilomètres sur les pentes d’Olympus Mons, jusqu’au ciel tout noir, l’éclat des étoiles, et le corps minuscule, les rafales agitent un quelque chose qui n’est pas de l’air et qui enveloppe dans son tourbillon le corps minuscule. Quelque chose peut-être attend dans le centre ville lessivé. Les bâtiments désormais, ont des noms, les rues également. Les caractère cyrilliques défilent. Après les grands malls à l’entrée de la ville, il y a quelques magasins de quincaillerie. L’hôtel bientôt. Les noms ça ne suffit pas, il est d’autres surfaces à déchiffrer, un autre langage plus familier et plus tactile, il y a les voix bien sûr peut-être. Depuis l’orée de la ville, il n’y a que les klaxons et le ressac de la pluie qui cogne les carrosseries et les pare brises et dégouline le long de la toile cirée. Ici c’est comme Olympus Mons, tu avances, tu avances, sur des kilomètres. Il y a le vent, il y a le sol, c’est la géométrie des confins, c’est brutal et minéral. Mais au bout il y a l’hôtel, et à l’hôtel il y a enfin, quelque chose en courbe, raviné comme une ornière. C’est indéfinissable, brun, jaune, rose pâle, c’est semé de tâches, et comme l’eau sous le soleil c’est animé à chaque mouvement de drôles d’éclats. Je crois que c’est chaud. C’est comme une maille mal tricotée, c’est l’envers de la ville. Des vagues souples y glissent parfois, lancinantes comme une musique. A l’hôtel, il y a un visage à l’extrémité d’un corps et deux bras, et des mains à la peau fine et des doigts travaillés par le temps qui laissent des traces grasses sur les trousseaux de clé.

La nuit d’avant

Tu ne sais pas bien pourquoi tu y vas, il fait froid là-bas. On dit – 40°C. Ça n’a pas de réalité – 40°C… Tu penses à cette expédition au pôle… Quel aventurier déjà? Au vingtième siècle, ils sont deux. L’un veut voyager laissant derrière lui la technique : il emmène la lourde pelisse, les chiens de traîneau, une structure en bois. L’autre use des solutions les plus modernes. La technique gagne. Le premier meurt. C’est au petit musée d’Oslo qu’ils racontent cela, juste après la salle avec les gigantesques drakkars. Ou alors c’est encore un autre musée. Le musée du Kon-Tiki. Thor Heyerdhal, c’est beau un tel nom, un tel prénom, ça sonne comme le bronze d’une porte qui claque et fait résonner les murs. Il faut bien être explorateur avec un tel nom, inventeur, héros ou dieu… ou société de sécurité ou bureau de contrôle. Il fait froid là-bas, le paquetage est bien maigre. Tu n’es pas explorateur. Tu pars parce que pourquoi pas, avec ce ridicule petit paquetage. Tout y est tassé. Au sortir du sac, tout regonfle et te promet une douce pellicule d’air bien chaud. La neige aussi est tassée là-bas sur les chemins, au-devant des forêts noires. Tu les imagines piquetées de baies rouges et lumineuses : des sapins de noël ornés de boules scintillantes. Au ciel, de longues traînées vertes, filandreuses comme des algues ondulent et tournent sur elles-mêmes dans le silence bleu. Est-ce bien raisonnable d’aller jusque là ? Le chuintement du traîneau dans la nuit, les chiens joyeux et empressés. Une fenêtre allumée ça n’a pas le même sens ici : la chaleur, le feu qui flambe, le bois qui craque, on croirait entrant s’échapper d’une cathédrale. Le monde extérieur tout entier : une cathédrale de glace. Ils ont dit, on y va. Tu as dit pourquoi pas ? C’est cela, c’est que tu poses toujours les mauvaises questions. Tu n’as pas dit pourquoi ? Tu as dit pourquoi pas ? La nuit est courte, il est déjà bien tard, mais le petit paquetage est prêt. Le corps s’enfonce dans le matelas. Il y a bientôt le café et la porte que l’on referme, le dernier regard sur l’appartement, et la nostalgie d’une vie sans départ.

Quand on aime il faut partir dit-il. Il le récite souvent ce poème. Quand on n’aime pas tout aussi bien je dis moi. Quand on aime moins. Quand on aimerait bien aussi. Il en est beaucoup à vrai dire des raisons de partir, tout autant peut-être aussi que des raisons de rester. Ou alors plus ? Partir c’est ouvrir. Rester c’est fouiller. Il en faut un museau bien pointu, un museau renifleur. Fouir on dit, j’ai toujours confondu avec fouailler. Attaquer avec le museau, remuer la terre, chercher les truffes, sentir ce qui pousse en dessous. Rester c’est moins romantique. C’est inventer du mouvement à partir de rien. Il dit aussi, moi je peux rester là, au bord de la mer, parce que ça bouge toujours, alors moi je n’ai pas besoin de bouger. Il dit ça encore ce soir-là. Pas qu’il soit là, à dire cela, mais il se trouve que ce soir là, alors que moi, je regarde par la fenêtre, il dit ça, pas qu’il soit là non plus vraiment, dans la pièce, mais il dit ça, c’est souvent comme ça quand il parle, il n’est pas là, pourtant il en dit des choses, c’est un peu comme n’en point dire aussi, une fois que c’est dit ça résonne, ça résonne tout autant peut-être que ce qui n’est pas dit, ça donne à l’air des épaisseurs bizarres, des vapeurs, des densités, ça ondule tout comme l’air chaud juste au-dessus des rails. Ils sont là dehors, luisants dans la nuit. Il y passe des trains de voyageurs. Quand j’imagine le grand départ pourtant, je vois la course et le corps qui s’élance, je vois un train de marchandises. Je vois des étendues américaines. Je vois l’attaque aussi deux jours plus tard. Mais ce sont des TGV ici, ça ne s’appelle plus ainsi, on dit Inoui. L’air est argenté. Parfois les trains passent et secouent les murs. Je ne sais pas bien où il l’a vue la mer et ce qu’il veut dire quand il dit qu’il peut rester là, juste devant la mer, que ça bouge pour lui. Peut-être il confond avec la secousse du train qui fait vibrer les murs toute la journée, la nuit un peu moins. Alors il faut bien y monter c’est tentant, monter ainsi dans le train. Mais j’aime la provocation. A la vitesse j’oppose la lenteur, à la facilité j’oppose la ténacité un peu lourde. J’ai le petit vélo, un peu rouillé par endroits et les deux sacoches. On voyage lent à deux pas du train, sur le petit sentier, on ne s’éloigne pas trop ainsi de l’itinéraire balisé. Peut-être vers la mer, peut-être vers la montagne. C’est le col qui se dessine et qui s’ouvre, un col impossible que longe la voie ferrée, et le petit vélo qui obstinément avance et grimpe. Ou c’est un âne dans le sentier, un peu plus loin, en contrebas de la voie ferrée. C’est le paysage qui s’ouvre, une orée lumineuse, qui ouvre vers… C’est la nuit sur la voie ferrée. Il y a le col, il y a l’horizon et il y a la lumière qui tombe comme une poudre dorée. C’est comme un tableau, et le tableau je crois que je l’ai vu, mais je ne me souviens plus. Demain, il y a le vélo, le long de la voie ferrée, la voie toute tracée qui plonge dans le tableau. C’est ce que je dis ce soir, c’est ce que j’imagine. Mais il est évident que non, ça ne se passe pas comme ça. Il est évident que ce n’est pas le tableau. Il y a tout là-bas, aussi, un autre ailleurs, c’est un petit bord de mer. Et je n’en connais que le nom. Il faut traverser tout le continent. Il faut prendre le train, et un autre train, et un autre train et puis le ferry aussi au bout. Il est si loin que l’on ne sait plus à qui il appartient. Et avant la mer, il y a des volcans. C’est tout au bout à l’extrémité. Il en faut du temps pour y arriver. Il y a ces idées romantiques sur le petit bord de mer, mais il y a aussi peut-être essentiellement sur l’île, de gigantesques complexes militaro-industriels. Il faut aller y voir pour savoir. Il reste la nuit pour se décider, pour le vélo ou pour le train, pour le tableau ou pour le petit bord de mer.

Prologue

Tu fais des claquettes sur le pont Saint Charles, tu fais des claquettes dans la crypte des saints Cyrille et Méthode et des claquettes au Vyšehrad… des claquettes encore en mangeant les beignets fourrés aux fruits rouges… des claquettes en mangeant le medovnik. Smetana c’est pas de la musique : d’abord de la crème fraîche…

Tu es l’éboueur de Mokkatam, tu creuses dans la roche l’église, au ciel, tu es l’éleveur de pigeon, au ciel, le pigeon, tu roucoules dans la fumée des ordures, c’est un son net et roux, tu viens puis tu repars vers la cité des morts.

Tu es à New York, tu voudrais bien mais tu as le vertige, et puis c’est du chiqué, sur la high line, les rails sont faux, alors à Boston, où tu vois la baleine.

A Tbilissi ça sent les oeufs, ça sent le soufre.

Tu vois la roue de fête foraine au loin à Koutaïssi et la façade sculptée du grand marché, aussi les thermes abandonnés.

Les empires, ça laisse derrière, toujours, des stations thermales dépeuplées…

Il y a Pompéi, il y a Karlsbad, les murs décrépits de Saint Honoré les Bains, les palais surdimensionnés de la Bourboule.

Quand il n’y a plus rien tu es encore là, le corps sur la roche chaude, les orteils dans l’eau brûlante.

Les petits beignets fourrés de Niš, manger encore, manger encore, la table ne désemplit pas, l’hospitalité menace : mangez, mangez, mangez, faites honneur à cette table… Grassouillet invité, tu es trop sucré, tu débordes de miel, ne va pas dormir. Manger, manger encore, la table se remplit à nouveau, invité grassouillet, laisse le beignet aux choux, laisse le gâteau d’amande, ne vide pas le verre, grassouillet invité à la paupière lourde, dans les cuisines de Niš, on aiguise les couteaux…

Au-dehors dans le jardin calme, les meutes de chien, la queue dressée, l’air gai, tourne autour des montagnes un peu puis redescend, plus loin vers Istanbul, la confiture de rose, le sommeil sur les toits, la grâce des chats et l’éclat tiède du Bosphore. Tu sais toi, qu’à Byzance les empereurs pleurent ?

Creuse en dessous, creuse comme à Mokattam, les galeries souterraines, sous le détroit, les grandes catacombes, le sol mité de tunnels, bien malin qui dirait, où finit l’Europe, où commence l’Asie, sous la terre l’air est frais, on débouche les amphores.

Tu creuses encore, tu glisses sur les plaques, tu fonds, tu fusionnes, tu t’enfonces et tu remontes, tu te sens inerte, tu te sens si plat, le corps plaqué au fond de la fosse des Mariannes, une méduse de plastique flotte, tu la sais blanche dans le noir.

Tu remontes brutalement, tu te dilates, tu t’éparpilles…

Tu prends le volant du rover, tu gravis les pentes d’Olympus Mons. Au fond de la caldeira, les colonnes effondrées, la roche lisse couverte de poussière, les contours des bancs et des anciens bassins. Les empires tu sais, toujours laissent derrière eux…

De retour, tout paraît si petit, si vivant, si brouillon, même la folie géométrique des façades dans les rues de Görlitz si propres et si rangées, à la croisée des trois frontières, manger manger manger, les tables à nouveau s’emplissent, ici l’odeur, ici le son…

Au cimetière des Magnolias de Charleston, repars alors vers d’autres fouillis, vers les deltas, là où l’eau mange la terre, là où la terre mange l’eau, où les plantes marchent, là où ça grouille et ça pourrit… Au cimetière des Magnolias, la marche des fantômes de la guerre civile se met en mouvement. The event will go on RAIN OR SHINE.

A propos de Marion T.

Après tout : et pourquoi pas ?

6 commentaires à propos de “#voyages #04 | Cimetières – Voyages plus ou moins réels”

  1. c’est très beau de l’avoir décliné comme ça avec tout ce mouvement ce rythme, et cette adresse en Tu et surtout ces éléments qui reviennent ( la nourriture, les bains ) et qui sont comme le petit véhicule qui nous porte

    • merci, j’ai finalement découpé en deux si bien que l’on ne voit plus la récurrence des bains, c’est un peu différent et moins rythmé, mais cela facilitera le traitement des consignes peut-être même si j’ai l’impression que personne n’a pris cette option

  2. On a envie de suivre ces doubles voyages, le plus ou moins réel comme le pas tout à fait imaginaire, je sens l’air gelé et j’entends le chuintement du traineau.

  3. en peu tu évoques cette nuit d’avant, t’intéressant davantage à ce qui t’attend là-bas, du moins le personnage
    du coup on y est déjà…
    et on sent la nuit courte, le petit paquetage bien tassé et les yeux gonflés d’avoir peu dormi et de ressentir comme une petite appréhension à l’idée du grand froid…
    salut et merci Marion