#P3 – « Mangez d’la merde »

Poêlée de steaks surgelés (lot de 20 unités)

Brisure de riz mille façons (sac de 50kg)

Poisson sans queue ni tête (promo 10 + 2 panés gratuits)

Bons alimentaires en velouté (recette exclusivité CAF)

La tristesse intense d’entendre ces mots sortir de sa bouche. Ils vomissaient sur les épaules en lente et putride cascade – Vous mangez d’la merde – dégoulinaient le long de bras abasourdis, incrustés par les pores, partout. Cette odeur de bile reste et ne s’évanouit pas. Longueur en bouche dit-on c’est merveilleux. Mensonge. Nauséabond mépris imprimé, sur le front marqué à jamais. Personne ne mange de la merde criait une rage sourde, enfouie. Il n’y avait pas de violence dans sa voix, pas d’ironie. Juste un constat, froid, amer. Les mots ont donc parfois un goût. Quelque chose qui ne ressemble à rien d’autre. Qui pique la langue, qui emplit les narines et étourdit. Suffoquer. Les mots ont donc parfois une texture. Qui colle aux dents, qui ne se mâche pas, qui reste au fond de la gorge. Etouffer. Papilles anesthésiées.

Saucisse lentille pour pièce sans chauffage (conserves étal du bas)

Sandwich à l’omelette (plateau 30 œufs imbattables sur les prix)

Pourtant, tous les parfums du monde, les saveurs les plus subtiles, les goûts les plus exquis ne sont-ils pas là, dans le geste de la mère qui, main assurée, regard souriant sur ses enfants, tranche le pain, y dépose délicatement un quart de l’omelette, y ajoute quelques grains de sels. Les quatre attendront d’être tous servis pour, gourmands, croquer ce sandwich dont ils gardent tout – le moelleux du nuage, la couleur de soleil, la complicité des peaux les unes contre les autres serrées sur le petit banc dos à la porte de la cuisine. Ils savent l’œuf qui bave un peu encore, qu’on lèche sous le pain (si l’on n’y prend garde coule chaud sur le poignet), savent la mie gorgée d’or. L’amour infini en est la recette. Maman a dit qu’elle n’avait pas faim ce soir.

Gâteau au yahourt circuit court (ingrédients 100% offerts par les voisins)

Soupe glutamate (attention, préparation épicée : E122, E320, E621 !)

A propos de Rebecca Armstrong

J'aime la voix alors j'ai fait de la radio (associative), je produis des podcasts et mon métier c'est de faire lien avec ma voix. J'ai écrit, vraiment pour la première fois, récemment. Un manuscrit instinctif est né: des flashs d'un temps passé disons. Il s'appelle "1.2.3". Je souhaite désormais explorer l'écrire avec la profondeur que je sens ici, avec tout l'enthousiasme de la novice. (Et au fait, j'aime les tatouages, les apéros, les lecture à voix haute, mon potager minuscule, courir le matin et lire)

8 commentaires à propos de “#P3 – « Mangez d’la merde »”

  1. J’aime l’alternance de la forme (textuelle) et des voix. Merci pour cette idée de regarder au plus près ce que l’on mange.

  2. Magnifique le geste de la mère et les petits serrés sur le banc. Quelle tendresse.

  3. Je retiens surtout l’ambivalence de ton texte, avec la violence du premier paragraphe, le jugement-sanction et la révolte qu’il contient. On a plutôt envie de retenir le deuxième, rondeur et douceur des tendres évocations. Mais c’est bien le contrepoint qui fait la valeur de ton texte. Et l’inventivité des noms de tes recettes à double fond. Je salue l’autrice !

    • Merci Benoît pour ta lecture! C’est la première fois que le mot « autrice » m’est associé. C’est drôle comme sensation 😉 Cet atelier d’écriture est magique de découverte des autres et de soi