#P11 | Le silence est aussi un bruit

Les pas glissent sur les petits carreaux de grès. Leur chuchotis esseulé. Dans la maison endormie, paisible, les babils électriques des appareils électroménagers, ces bourdonnements ténus mais tenaces qu’on n’entend pas dans la journée, inaudibles, il suffit de cesser toute activité pour commencer à les percevoir enfin. Insectes qui stridulent cachés dans leur recoin. Le système d’aération de la maison qui renouvelle régulièrement l’air en le brassant au sein de la maison par le biais de tuyaux et de conduits invisibles qui assurent sa circulation vers l’extérieur en un flux constant, avant de revenir vers l’intérieur, en circuit continu. Un souffle d’air qui, associé aux ronflements nerveux du frigidaire, devient assourdissant en investissant l’espace vide, sans autre bruit. Porte qui s’ouvre, la poignée maintenue à deux mains pour ne pas qu’elle claque brusquement, s’abaisse en couinant, il vaut mieux agir vite, un geste brusque pour enlever un pansement, d’un coup sec fait moins mal qu’un semblant de douceur qui, en ralentissant le geste, décuple la douleur. La porte grince. Il faut vite la fermer, à l’extérieur, je ne perçois plus du tout le son de la même manière, entourée par l’espace nocturne du jardin, l’air souffle autour de moi et m’envahit, je ferme la porte avec moins de précaution, l’important est de terminer au plus vite et de s’éloigner. L’ouate duvetée de l’intérieur feutré de la maison disparait immédiatement. Dehors tout est plus net, détaché, assourdissant. Il n’y a pourtant guère de bruits à cette heure de la nuit dans le quartier. Mais ils jaillissent avec une plus grande précision, une clarté déterminante. La pétarade du moteur du scooter au moteur trafiqué qui file en contrebas, les notes explosives de la machine s’élèvent vers le ciel dans le conduit échafaudé par les façades des immeubles contre lesquelles elles rebondissent dans le désordre. La retransmission d’un match de football à la télévision qui s’échappe d’un immeuble voisin, dont la fenêtre de la cuisine est restée ouverte. Les bribes de conversion d’un couple qui rentre tardivement chez lui. Dans une des cuisines du HLM sur les contreforts de la Butte, les bruits de vaisselles qu’on nettoie en sifflotant. Assiettes s’entrechoquant dans un cliquetis métallique arrosé d’un jet d’eau puissant. Dans le jardin, mes pas s’écrasent silencieusement sur le gazon humide de rosée. En m’éloignant de la maison, je peux presser le pas sans me soucier du bruit qu’ils produisent sur les pavés désunis de la rue, sur le bitume abimé du trottoir. Je descends les escaliers de la rue Michel-Tagrine. L’étroitesse du passage réduit soudain le brouillard sonore de la rue, comme s’il le mettait entre parenthèses, coincé entre deux murs de briques recouverts de lierres proliférants qui en adoucissent l’essor en l’isolant. Dans la pénombre, j’accélère l’allure pour rejoindre les premières marches qui rejoignent la rue Lardennois qui serpente jusqu’à sa jonction avec l’Avenue Mathurin-Moreau encore passante même à cette heure de la nuit. Une voiture file à vive allure dans la montée vers les Buttes-Chaumont. En contresens un autre véhicule plus ancien semble chercher son chemin. Un second souffle. Moteur ronronnant. Le vent chuchote dans les platanes de l’avenue. Leurs feuilles se balancent harmonieusement dans un va-et-vient régulier qui rappelle la respiration d’une personne endormie. Dans le Murger, le café qui fait l’angle avec la rue Henri-Murger, ce qui explique son nom, mais qui pourrait aussi bien s’appeler ainsi en référence à l’épaisse muraille édifiée lors du défrichement et du défonçage d’une parcelle en vue de la création d’une vigne, terme qui se rencontrait naguère dans l’Est Parisien, la Bourgogne, aux multiples variantes passées de mode : meurgé, meurgée, meurger, merger, murgé, murget, murgée, murgie, murgier, murgerot, mourzy, meurzère, mais qui contre toute attente n’a rien à voir avec le fait de se murger, s’enivrer comme les deux piliers de bars encore debout devant le comptoir rongé par la pénombre, parlant à voix haute et riant grassement à chaque fin de phrase. En descendant vers la place du Colonel Fabien, les bruits se multiplient, la ville s’anime, les voitures accélèrent, les clochards s’invectivent, les jeunes de la Cité Rouge braillent pour couvrir le son de leurs amplis qui propagent les beats endiablés de l’afro trap de MHD. J’en n’ai pas fini avec l’Afro Trap (pah-pah-pah-pah). Si tu veux ton feat, passe en DM, 50-50, zéro bénèf’. Et barre-toi, selem, wesh les mecs, on chill ou pas.

A propos de Philippe Diaz

Philippe Diaz aka Pierre Ménard : Écrivain (Le Quartanier, Publie.net, Actes Sud Junior, La Marelle, Contre Mur...), bibliothécaire à Paris, médiation numérique et atelier d'écriture Comment écrire au quotidien : 365 ateliers d'écriture, édité par Publie.net http://bit.ly/écrireauquotidien Son dernier livre : L'esprit d'escalier, publié par La Marelle éditions Son site : Liminaire