#P3 Les graines de ma vie

Les graines ou les grains de couscous ? Je n’ai jamais su.

Les graines entre les mains de ma grand-mère, de ma mère, elles jouent avec la nourriture, un peu de semoule, un peu de sel, un peu d’huile d’olive extraite de nos terres, elles écrasent les graines, elles les frictionnent, les caressent les unes contre les autres, les graines s’agrippent à leurs mains, entre leurs doigts, l’huile aide à cela, elles font des mouvements circulaires, paume contre paume, comme si elles se gommaient la peau. Elles rajoutent de l’eau, mélangent encore des bouts des doigts, et les mettent à cuire dans un grand couscoussier, posé sur une marmite pleine d’eau, on ne couvre pas sinon ça s’agglomère, le but est de diviser les graines, pour mieux régner surement. Quand le couscoussier est bancal, on l’enserre avec un torchon. Et ça bout.

A répéter.

On y ajoute à la fin soit de l’huile d’olive, encore, soit du beurre clarifié -smen.

Des graines accompagnées de sauce rouge, de légumes, certains en comptent sept, chiffre bonheur, chiffre clé, des carottes, des courgettes, des pommes de terre, de la citrouille, du khorchef – je crois que c’est le cardon- du chou (croumb, presque comme les miettes en anglais), on y met un peu ce qu’on veut. Les Marocains y mettent des herbes fraiches, coriandre et persil. Ah non, nous les Algériens, on ne fait pas ça. Tu savais que les Tunisiens faisaient du couscous avec du poisson ? Oh non beurk, ça me rappelle la cantine. Moi j’aime bien. Couscous royal ? C’est une invention des Français. De toute façon, c’est de chez nous. Ah non, c’est de chez moi. C’est pas de chez eux, plutôt ? Pour une géopolitique du couscous.

Non, c’est d’abord celui de ma mère.

On peut aussi accompagner les graines d’une sauce plutôt claire, à base de cannelle, et du poulet. Les odeurs, chaudes et rondes, pleines et totales.

Et puis y a le couscous en forme de dôme, de grosses boulettes maladroites, tikourbabine, chez les Kabyles. Nous aussi, on fait des boulettes.

Tu le manges à la fourchette ou à la cuillère ? C’est les Européens qui le mangent à la fourchette et… tiens-toi bien, au couteau ! Pour la viande. Moi je découpe avec mes doigts. C’est meilleur. Toi tu le manges sans couvert ? C’est un peu sauvage, non ? Nous, on prend des couverts quand même, c’est parce que les Français, ils sont restés 130 ans alors bon, on a gardé des rituels.

Il prend une poignée, dans ses mains, de couscous, je ne sais pas comment il fait pour que rien n’échappe, il prend le couscous à pleins doigts, avec la sauce, les pois chiches, les légumes, il le secoue entre sa paume, le fait tourner, comme on ferait avec des osselets, et il envoie le tout dans la bouche.

Le couscous à l’orge, le couscous aux raisins secs, le couscous avec du lait fermenté et puis c’est tout, (le lait ribot c’est aussi avec les crêpes chez nous en Bretagne), le couscous aux fèves et aux petits pois, le couscous au sucre, le couscous au lait tout court pour faire passer, le couscous qui se coince dans la gorge, le couscous qu’on tousse, quand on éternue : les graines qui sortent du nez, les graines qui courent partout sur la table : le couscous ça court, celles qui se coincent entre les dents, la langue qui parcourt les dents, celles qu’on ramasse du doigt machinalement en discutant, ça colle, le couscous aux oignons et aux raisins secs et aux amandes, le couscous froid avec des crudités on appelle cela Taboulé, les Syriens rient. Ma grand-mère, quand elle travaillait pour les Français, elle mettait quelques cuillères de semoule dans son lait du matin, c’était son petit-déjeuner avant d’aller servir tartines, pain chaud et confiture aux colons sortis du lit.

Un couscous, ça ne se mange pas au restaurant.

Les siestes après. Les longs après-midis d’été, les soirs hivernaux et, dans les montagnes, le couscous du matin.

Le couscous pour les naissances ; le couscous quand on reçoit ; le couscous des mariages ; le couscous des enterrements ; le couscous pour les circoncisions ; le couscous du vendredi – ou du dimanche selon le pays ; le couscous du pauvre, ;le couscous de ma mère ; … les graines comme autant de grains qu’un chapelet qui dénombrent et sacrent les étapes de la vie.

Les graines s’entassent, des dunes, des sables vivants, mouvants, une assiette qui se creuse, des vallons et des plaines, le fleuve tarit, des gravats, des tas, les graines écrivent une histoire, tracent des courbes et des limites, c’est le limon, et d’un coup, une dernière cuillerée, et l’assiette vidée, on fait table rase du passé.

Ce sont des vies qui se goûtent, qui se racontent et toute une géographie qui s’égrène.

A propos de Lamya Ygarmaten

Anime des ateliers d'écriture par-ci par-là, co-écrit un film et essaye d'écrire un roman. A quitté l'Education nationale, mais nullement l'enseignement, et notamment celui du FLE. Ecrit des chroniques de lectures sur instagram : lamia.gormit, et a une petite chaine youtube (Ya Lam)

7 commentaires à propos de “#P3 Les graines de ma vie”

  1. Moi mon couscous c’est celui d’un ami très cher et votre texte m’a replongée dans les odeurs, les saveurs… Merci pour ce très beau texte

  2. Très beau texte! On est dans l’accumulation et on va plus loin encore, vers d’autres horizons, géographie des senteurs et des textures…

  3. C’est étrange de vous retrouver par hasard, sur le facebook de Xavier… Et me voilà embarquée et je pense au hors série objet et ce serait couscous. Une vertigineuse traversée , on passe dans l’intimité de la famille, dans differents pays, diverses occasions, du bord des occupants à celui des occupés, et ce ce truc central, le couscous de ma mère. Dérision aussi avec diviser pour mieux régner. Une fin parfaite, aussi avec un objectif irrealisable, faire du passé table rase, en contradiction avec ce très beau texte. Merci