#P6/ Hier et autres jours d’avant

Hier
Nous avions le code. Nous sommes tous entrés. Nous apparaissons sur l’écran dans de petites fenêtres en largeur, comme des marionnettes, ou comme ces statues de théâtre qui s’accoudent et se penchent au-dessus de la balustrade, dans certaines églises baroques.
Je suis seule dans une petite pièce aux murs peints en jaune et en bleu. Je regarde l’écran. Je suis aussi dans l’écran, à côté des autres, en face de moi-même. L’écran est une fenêtre sur le monde. L’écran est la façade d’un immeuble fonctionnaliste ouvrant ses fenêtres sur nos intérieurs.
Un certain C. a dit : « J’ai passé la semaine dans la maison de Franz Kafka. » C’est une maison bleue, en haut d’une colline. Ceux qui viennent là n’ont pas tous la clef. A moins que je ne fasse erreur (je vous prierai alors de m’en excuser) et que ce ne soit la maison jaune d’or, à côté de la maison bleue. Elle a deux petites fenêtres à carreaux. Les fenêtres sur l’écran se sont réarrangées. Une tête posée sur la main droite comme ça, à côté d’une autre tête posée sur la main gauche comme ça, en symétrie miroir, font figure d’angelots rococo, descendus de leurs nuages de crème fouettée, pour atterrir dans une réalité plate en couleurs pixellisées.
Un certain B. a ajouté : « La clef est dans le journal. »  Je sors acheter le journal. Les porteurs de presse jetaient jadis les quotidiens enroulés par les fentes des portes. Ils tombaient au sol. Mes clefs sonnent dans ma poche. À travers la brume rosâtre des halos des réverbères, je distingue des piqûres d’étoiles. Elles sont bien pâles. La lune est plus forte qu’elles. N’y en a-t-il pas de nouvelles ? Dans la rue crient les pneus, les souffles des autos. Les fenêtres aux façades sont des yeux d’or.

Avant-hier
J’ai croisé un ami qui partait en vacances. Il devait prendre le train. Il n’avait pas pu prendre le train. Le train avait été annulé. Il ne partait plus en vacances. Je n’aurais pas dû le croiser. Il aurait dû être dans le train, à l’heure qu’il est.
J’ai pris l’escalator pour descendre dans le métro. Il va beaucoup moins vite et beaucoup moins profond que celui de Prague.

Avant-avant-hier
Un homme dormait sur un siège de métro. Sa tête mollement balancée s’immobilisa en même temps que le train. Elle était surmontée d’une crête de cheveux châtains, les joues étaient glabres, la bouche, entrouverte. C’était le terminus. Les voyageurs qui montaient dans la rame remarquèrent qu’à la différence de tous les autres, celui-là n’était pas descendu et qu’il ne portait pas de masque. Quelques regards s’apppuyèrent sur ces deux particularités et se demandèrent en passant s’il dormait vraiment, s’il n’était pas mort. Il portait un débardeur noir et un bermuda kaki, plein de poches. Ses chaussures, dont l’une était posée sur le rebord du siège d’en face, se retrouvèrent cachées par le dossier de ce siège lorsque les voyageurs s’assirent.
Dans le métro, la couleur dominante est l’orange à l’intérieur des wagons, l’orange qui s’étale sur les parois, qui souligne les fenêtres et les sièges. Ceux-là sont faits dans une matière plastique, support crème, assise café au lait.

Le jour d’avant
La phrase dormait encore dans la bouche de la comédienne. La brume montait sur le plateau, enveloppait une valise, un micro, un poisson rouge dans un bocal, quelques bibelots. Le reste était dans le noir. Des épaules aux fessiers, par sièges interposés, les corps des spectateurs se répondaient en grinçant. Comme une tige soudain arrosée, la comédienne se redressa, vêtue de couleurs de fille, comme une fleur à l’envers, vert en haut, rose en bas. Et la phrase ouvrit le texte. 
Un verre d’eau se renversa dans l’avion pour Saïgon. On n’était plus à Avignon. 

Le jour encore d’avant
Mes lèvres rencontrent le goulot. Tête légèrement renversée, gorge exposée, ma langue, mon palais ne retiennent pas l’eau, le cylindre liquide pénètre dans ma gorge, soif, soif, plaisir, la douce transparence devient hélicoïde, l’œsophage s’extasie, mon estomac est un lac, et puis plus rien. Toute sensation disparaît. L’eau et moi avons fusionné. La chaleur de l’air sonne comme un vibrato.

Cela fait six jours
À la sortie de la piscine, deux jeunes filles de dix-sept ans discutent, les cheveux mouillés.
À la sortie de la Sorbonne, deux jeunes filles, il y a dix-sept ans  distribuaient des flyers sous une pluie grise.
À la station Stare Mesto, deux amants, il y a trente-quatre ans, se disputaient. Elle attendait un enfant.

Il y a une semaine
Cheveux défaits et traits grossiers, une Marie-Madeleine pleure dans la réserve d’un musée. La fin du Moyen-Âge a développé un expressionnisme du laid, comme esthétique de la souffrance. Son doigt trempe dans un pot serti de cabochons. Si ses yeux étaient de vrais yeux, et si le mur était percé d’une fenêtre, elle verrait un panneau publicitaire sur le trottoir d’en face.

A propos de Laure Humbel

Dans l’écriture, je tente de creuser les questions du rapport sensible au temps et du lien entre l’histoire collective et l’histoire personnelle. Un élan nouveau m'a été donné par ma participation aux ateliers du Tiers-Livre depuis l’été 2021. J'ai publié «Fadia Nicé ou l'histoire inventée d'une vraie histoire romaine», éd. Sansouire, 2016, illustrations de Jean Cubaud, puis «Une piétonne à Marseille», éd. David Gaussen, avril 2023. Un album pour tout-petits, «Ton Nombril», est paru en octobre 2023 (Toutàlheure, illustrations de Luce Fusciardi). Le second volet de ce diptyque sur le thème de l'origine, prévu au printemps 2024, s'intitulera «BigBang». Actuellement, je travaille à un texte qui s'alimente de la matière des derniers cycles d'ateliers.

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