P6 Jour après jour, pas après pas

Premier jour, disons mardi

Sortir. Changer d’air. Changer de décor. Marcher. Pour la santé, pour le moral. Aller au village. Chercher le journal. Descendre la colline, prendre à gauche, suivre la route, à l’abri derrière un muret. Sur l’asphalte gris de la route, les voitures filent, bruyamment, rapidement, m’empêchant de réfléchir. A ma gauche, herbes rêches qui résistent à la sécheresse, coquelicots rouges, scabieuses mauves et millepertuis jaunes. Papillons citron et azur dansant dans l’air, par terre une colonie de fourmis qui se déplace en longue file. C’est la campagne malgré le bruit des moteurs. Malgré le parking archiplein. Les touristes sont encore là, promènent à pied ou à vélo, font leurs courses en faisant la queue devant la boulangerie, la boucherie, la supérette. Je me faufile, j’achète juste le journal régional, pour les nouvelles, pour les mots croisés, pour les reportages. Je repars dans l’autre sens, rencontre un ami marcheur, la nounou avec la poussette double, deux bébés et deux enfants qui courent, les petits sont sages, mais pleins de vie, il faut avoir les yeux partout …je la laisse passer, je tourne à droite, remonte la colline, monte, monte…Je pose le journal sur la table, il est content. Déjà de retour. Oui, déjà de retour. Moi aussi, je suis contente. 5882 pas.

Deuxième jour, mercredi

Je suis contente de remettre ça. Pour la santé, pour le moral, pour l’évasion. Il fait déjà 30°. Tu vas marcher ? Oui, je vais marcher. Descendre, tourner à gauche, longer la route, les voitures sont là, les coquelicots aussi, le ciel est bleu, mais les nuages blancs montent, s’emballent, s’amassent en troupeaux de moutons, en gros murs, en tours d’Abraham, signe d’orage, il en faudrait, les jardins sont secs, les réserves taries, la rivière est au plus bas. Je transpire, j’ai fini ma bouteille d’eau. Au parking, les poubelles jaunes et bleues débordent, trop de monde, trop de travail, mais on n’oublie pas d’arroser les pots de fleurs sur la place, les pétunias bleu nuit embaume la cannelle et la vanille, odeur fugace et réconfortante, j’achète les journaux, c’est le jour du canard enchaîné, il ne faut pas que j’oublie, il l’attend. La chaleur est écrasante, je fais un petit détour par la rivière, à l’ombre des marronniers, jusqu’au pont du 12e siècle aux cinq arches, et je remonte la colline. Je pose les journaux sur la table. Il est content. Moi aussi. 6952 pas.

Troisième jour, jeudi

Le pas alerte, je repars encore. Sac au dos, chaussures de marche aux pieds. A la supérette, il y a du monde. La Lozère nouvelle n’est pas encore arrivée. Je fais un tour sur la place, les cafés ont ouvert, les terrasses ne sont pas pleines, entre masques et passe, même les touristes se méfient. Je pousse jusqu’à la bibliothèque du village, lieu d’accueil et d’échange, je consulte, je feuillette, je me renseigne, je choisis…Retour aux journaux, tout va bien, la Lozère est arrivée, le Midi Libre aussi. Pour le retour, je bifurque, diversion, je pars à droite sur la route de la colline qui m’offre un beau panorama, sur les jardins aux carrés maraîchers, sur le pont moyenâgeux aux cinq arches, sur la rivière en manque d’eau qui serpente paresseusement entre les falaises des causses. Il y a des jours où une belle vue, un beau paysage peut remplir un vide, calmer une angoisse. Je repère le château accroché à flanc de montagne parmi les rochers, auréolé du soleil matinal, je n’aimerais pas y vivre, mais que c’est beau à voir…Le chemin est long, j’ai pris les écouteurs, Tchaïkovski pour me perdre dans les accords puissants du concerto pour piano et orchestre, Nat King Cole pour rêver de douceur, Scott Joplin pour danser d’un pas léger sur le chemin. Je m’envole dans la descente, entre le paysage et la musique, je suis ailleurs, je ne pense plus…je ne compte plus…je plane…j’arrive…je pose les journaux sur la table. Je suis bien. 10566 pas.

Quatrième jour, vendredi

Il fait toujours chaud, la petite brise rafraîchit à peine, mais dessèche un peu plus la nature. Les roses en vigie au sommet des marches sont en survie, baissent la tête, attendent la pluie. Je retourne chercher le chapeau de paille, je glisse une cape de pluie dans le sac, il faut être préparé à toutes les éventualités. Itinéraire aller bien rodé, entre les prés séchés, les murs de pierres et la route bruyante. La chaleur m’accable et me réjouit, je deviens un petit bout de nature, je fonds, je finirai en flaque…et puis j’arrive devant le magasin…mettre le masque, enlever les lunettes de soleil et le chapeau pour avoir l’air humain, frotter les mains avec du gel, acheter le journal. Pousser jusqu’à la pharmacie au bout du village, puis descendre à la rivière pour chercher un peu de fraîcheur. Depuis quelques années, l’eau perd toute transparence en été, le vert émeraude est devenu glauque, affluence, dérèglement des stations d’épurations, on se désole, on réclame, on supporte. Dans ce paysage à la nature préservée, c’est affligeant…Les jardins s’alignent, les champs maraîchers regorgent de tomates joufflues, de courgettes et de salades. Demain, on pourra les retrouver exposées sur un étal au marché du village. Garanties sans traitement chimique, cueillies juste la veille ou le matin même…Le chemin continue vers l’aire pique-nique sous les marronniers envahie de vélos et de camping-cars, vers le pont aux cinq arches enjambant la rivière où glissent des canoés jaunes et rouges, vers la source d’eau minérale pétillante…je tourne  à droite, retrouve l’itinéraire retour, un peu essoufflée, mais les pieds ne traînent pas, inspirez, expirez, je me concentre sur la montée, la maison est fraîche, je pose le journal sur la table. 8226 pas.

Cinquième jour, samedi

Jour de marché, affluence, étals de légumes, de miel, de bijoux et de livres, attente chez le boucher, le boulanger n’a plus de pain, faut se lever tôt, ma chère, tu viens boire un petit café sur la terrasse ? Un son cristallin qui dépasse le bruissement des conversations, au milieu du marché, près de la fontaine, un jeune homme à genoux devant un gros ballon, en fait une calebasse, avec un manche et des cordes, un son de harpe…une kora !… Une longue file devant l’agence postale qui fermera à midi, je slalome entre les stands de vêtements, de sacs, de foulards, entre les gens avec masque et puis les autres, le maire contrôle, soucieux, je me refugie à la bibliothèque, calme, fraîche et accueillante, j’irai chercher le journal plus tard s’il en reste, trop de monde, ça fatigue, la chaleur, le bruit, je crois que je déprime un peu. Je rentre directement par le chemin le plus court. J’ai oublié de compter mes pas.

Sixième jour, dimanche

Y aller avant la sortie de la messe. Eviter l’affluence. Je flanche, je me dégonfle, je prends la voiture. Descendre la petite route, arrêter au stop, attendre la fin de la file des autos et des camping-cars, prendre à gauche sur la départementale, puis tout droit jusqu’à l’entrée du village, guetter une place de parking. Tout va bien, j’avance, je rentre à la superette encore calme à cette heure, je respire, les journaux sont exposés à l’entrée, journal régional, supplément télé, magazine touristique, tout y est, les nouvelles locales, les informations régionales, les jeux, les recettes, les animations à venir…quelques heures de lecture dans un fauteuil confortable, il sera content. J’entends les coups de l’horloge de la mairie, j’entends sonner les cloches de l’église, je sens l’odeur des poulets rôtis devant la boucherie qui embaume la place, qui me donne faim, j’avance sur la route, j’ai failli oublier la voiture, je retourne sur le parking, repars sur la route, surtout s’arrêter au stop devant l’école, les PV tombent souvent ces temps-ci… en montant la colline, ma voiture aussi s’essouffle, seconde, première, un peu d’élan, on arrive. 2041 pas.

Septième jour, lundi

Pas de journaux aujourd’hui dans le village, le magasin est fermé. Il faudrait partir à dix kilomètres, pour en trouver. Alors relâche, on regardera la télévision pour les nouvelles. Je descends chez la voisine pour les relations humaines, pour les nouvelles du quartier, pour un petit café ou une tasse de thé. C’est reposant, apaisant. Sa voix est douce, son rire contagieux, on dirait une clochette joyeuse. Elle illumine ma journée. Mais je manquerai d’entraînement, d’exercice. Mon écran m’indique 232 pas. Demain, rattrapage !

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A propos de Monika Espinasse

Originaire de Vienne en Autriche. Vit en Lozère. A réalisé des traductions. Aime la poésie, les nouvelles, les romans, même les romans policiers. Ecrit depuis longtemps dans le cadre des Ateliers du déluge. Est devenue accro aux ateliers de François Bon. A publié quelques nouvelles et poèmes, un manuscrit attend dans un tiroir. Aime jouer avec les mots, leur musique et l'esprit singulier de la langue française. Depuis peu, une envie de peindre, en particulier la technique des pastels. Récits de voyages pour retenir le temps. A découvert les potentiels du net depuis peu et essaie d’approfondir au fur et à mesure.