P#6 Sept jours sous le regard de l’homme de pierre rouge

Gorges de Daluis

Journal de 7 jours (du 27 au 20 juillet)

mardi 27

petite Emma à la maison. Elle a bientôt six ans. Elle m’entraîne dans un tourbillon de mots et d’actions. Préparation du repas ensemble, légumes découpés avec le couteau à bout rond, filets de poisson au four, bien disposés par ses soins dans le plat, pêches plates au dessert. Elle joue seule aussi et anime des personnages. J’écoute sans écouter, capte des bribes de mots, d’onomatopées, de grognements, de voix imitées, douces ou brutales. Je suis hors-jeu. Mais j’entends tout. Irruption d’une image de mon enfance. La copine de la maison d’à côté, Anne, qui portait en hiver une grande cape bleu marine, qui agitait ses bras sous la cape pour ressembler à une chauve-souris et qui parlait beaucoup aussi.

lundi 26

marche en montagne ce matin avec petite Emma. Elle ne semble pas s’intéresser à ce qui l’entoure jusqu’au moment où un papillon passe devant elle. Je l’invite à écouter et regarder ce qui l’environne. Une image furtive, enfant, allongée sous un acacia et voyageant sur les ondes intenses du bourdonnement d’insectes.

dimanche 25

beignets de fleurs de courgettes. Petite Emma va les déguster pour la première fois. La préparation des beignets est longue. Faire la pâte est simple, mais bien traiter chaque fleur est délicat. Enlever le gros pistil sans déchirer la fleur demande concentration. Ensuite, les laver et les éponger pour ne pas les flétrir. Les ranger les unes à côté des autres sur un plat et être touchée par ce tableau floral palpitant au moindre courant d’air. Ressentir bonheur et nostalgie. Image d’années antérieures où je faisais la même préparation, les mêmes gestes pour mes jeunes enfants. Temps qui passe, image d’une roue dont la vitesse tend à s’accélérer.

samedi 24

fatigue, sieste avec lecture et léger endormissement. Une mélancolie latente.

vendredi 23

visite chez une amie. Sa mère que je connais depuis longtemps est atteinte de la maladie d’Alzheimer. Elle vit chez elle. Arrivée dans le séjour baigné de pénombre et contre-jour. Je n’aperçois pas la vieille dame assise sur le canapé. Mon amie me fait remarquer cette présence. Je suis confuse. Ne pas avoir vu une personne dont l’univers est déjà si lointain ! Je m’approche d’elle. Elle ne me reconnaît pas, mais elle saisit mes mains avec tendresse, elle ne les lâche plus. Nous nous prenons dans les bras l’une de l’autre, je suis bouleversée. Son visage si souriant se referme subitement sur un rictus. Son mental en éveil quelques instants, ses sourires, sa chaleur, semblent projetés dans un abîme fissuré dont l’accès même s’efface. Il me renvoie à mon propre malaise engendré par la liste de nombreux oublis qui surviennent certains jours.

jeudi 22

toute la journée je suis hantée par un rêve étrange fait la nuit précédente. Une assez jeune femme à la chevelure blonde parsemée de fils d’argent et vêtue de blanc vole au-dessus de ma tête. Elle s’éloigne par instants puis revient tout près de moi. Je crois reconnaître une de mes amies, personne assez énigmatique. Son visage se déforme, grimace. Elle semble demander de l’aide. Elle me rejoint au bout de quelques minutes et son visage distendu et boursouflé reprend sa forme normale. Je me demande si cette vision concerne aussi le personnage féminin dans mon premier texte. Impression d’un jeu de miroirs.

mercredi 21

départ de mon ancien lieu de résidence dans le Gard pour me rendre dans les Alpes du sud. Toujours grande émotion à retrouver à 200 km, après deux heures et demie de route, mes pénitents de pierres, une curiosité géologique plurimillénaire. Ces gigantesques gardiens du lieu se dressent au-dessus de moi. Ils me renvoient à une modestie, m’offrent une protection et m’ouvrent la porte d’accès à des gorges rougeoyantes et vertigineuses une centaine de kilomètres plus loin, en deux heures de parcours. Là je retrouve un noble profil d’homme sculpté par la nature en haut d’une immense paroi de schiste rouge. Je l’avais repéré un jour d’orage. Je m’arrête et vais converser avec lui. J’oublie alors toutes mes appartenances, l’espace de cinq minutes ou d’une heure. Puis je reprends la route, l’esprit et le cœur clairs.

mardi 20

trou noir. Qu’ai-je fait tout au long de la journée, je n’en sais trop rien ; le lendemain je partais. Je quittais le Gard. Je n’aime pas ces temps de transition. Mélancolie refoulée, je n’aime pas m’éloigner de ce territoire, de personnes et de paysages si chers. Je ressens alors l’impression de flotter entre plusieurs mondes.

A propos de Huguette Albernhe

Plusieurs années dans l'enseignement et la recherche. Passion pour l'histoire de l'écriture, la littérature . Ai rejoint l'atelier de FB en juin 2018, je reste sur la barque. Je vis actuellement à Nice mais reste très attachée à ma région d'origine, l'Étang de Thau, Sète, Montpellier et les Cévennes.

6 commentaires à propos de “P#6 Sept jours sous le regard de l’homme de pierre rouge”

  1. J’aime cette mélancolie énoncée à plusieurs reprises au cours de ces notations journalières. Le temps, la roue qui tourne, l’accélération des heures…
    Merci pour ces fragments…

  2. Françoise, toujours bienveillante.
    Cette mélancolie commence à occuper de l’espace !