#P7 | C’était à Vieux-Fort

S’apercevoir qu’on a ressassé un cadre, qu’on a posé régulièrement une fenêtre – visuelle, mentale puis photographique – sur un même petit bout du monde comme pour capturer la sensation de plénitude chaque fois étonnamment vive, tenter d’épuiser la beauté du lieu, en saisir les nuances, éveiller les souvenirs, ranimer le paysage quand le besoin s’en ferait ressentir et que la mémoire ferait défaut. Le ciel occupe la moitié supérieure du cadre. Dans l’espace inférieur : la mer ourlée de l’espèce de cirque végétal où se loge le quartier. Dans un creux des Monts Caraïbes, trois espaces donc : le ciel, la mer, la terre. A gauche du cadre, un arbre du voyageur.

1

Ce matin-là, le ciel est bleu, presque blanc à l’horizon comme délavé par le soleil levant ou bien est-ce la mer – intensément bleue elle – qui a aspiré le bleu du ciel jusqu’à en blanchir ses bords ? Quelques nuages blancs en écho à la petite voile blanche qui traverse le paysage. Elle semble fendre la mer à peine ridée à la façon de la crème sur le lait. Il est encore tôt mais déjà le soleil verse sa lumière dorée sur les maisons les plus exposées à l’est. C’est elle qui sculpte le paysage. Le reste du quartier, le plus renfoncé dans le cirque encore silencieux, quoique traversé ça et là par les chants du coq, s’éveille tranquillement dans l’ombre de la colline, de la forêt sèche et des monts Caraïbes. On n’entend pas la petite rivière de la ravine. Il n’a pas plu depuis quelques jours. Le vent fait à peine frémir l’arbre du voyageur. C’est un dimanche doux. Il fait bon. Une voile est toujours une promesse de voyage.

2

La lumière de midi bat son plein sur le quartier. Elle fait plisser les yeux malgré soi. La chaleur engourdit bêtes et hommes. Bientôt le soleil va écraser les ombres, cuire le goudron. Le regard se tourne alors vers la fraicheur de la mer dont on ne sait où elle puise l’intensité de son bleu, et s’attarde sur la végétation pourvoyeuse d’ombre : l’arbre du voyageur, éventail crénelé dont pourrait s’emparer un géant ; les troncs noueux des manguiers, receleurs de cabanes de verdure qui appellent au repos et à la sieste. Les coqs et les chiens se sont tus. Un bruit de moteur trafiqué ça et là raye la torpeur du paysage. Dans le ciel, la course des nuages, indifférents à la chaleur écrasante à terre ; sur la mer, le cinq-mâts du Club Med disparait derrière le morne.

3

Les réverbères sont allumés.  Par contagion, çà et là, la nuit essaime ses clartés dans le quartier. Quelques éclats de voix. Son continu des grenouilles que l’oreille accoutumée ne perçoit presque plus, sauf à être attentive aux bruits du monde. Le ciel quant à lui joue les prolongations. Il accroche le regard. A l’ouest, derrière les monts Caraïbes, le soleil s’est couché mais sa lumière portée embrase pourtant encore l’horizon : échappée de lumière orangée en fine bordure posée sur la mer, et au-dessus une bande plus large, jaune doré ourlé de rose, le ciel aspirant les derniers rayons du soleil. Quand plus à l’est, l’île est plongée dans l’obscurité, le ciel résiste à l’ouest, bleu pâle encore sous les derniers feux du soleil. L’œil guette la lune en hamac : le sourire du chat d’Alice, suspendu dans le ciel, salue l’éventail du géant à l’ombre d’un réverbère.

4

Gros de gris et de pluie, les nuages roulent dans le ciel. Sur l’horizon, il pleut déjà. Une longue traine brune de sargasses escortées de plus petites dérivent avec les courants, et avec elles, tout un monde microscopique et intensément vivant emprunte le chemin des baleines. Le quartier est comme nimbé d’une lumière étrange. Un soleil gris estompe les contrastes, pastellent les toits. Quelques éclats de voix. D’une maison, s’égrènent à la radio les avis d’obsèques. On attend le vent annonciateur de pluie. L’arbre du voyageur veille, à peine frémissant. Deux palmes sèches vont bientôt tomber. Leur couleur rappelle celle des sargasses.

5

Lendemain de cyclone. Appréhension à l’ouverture des volets de bois. Le paysage est encore là. Mais. Transformé. Abimé. Saccagé. Arbres sauvagement étêtés. Tronçonnés. Chiquetaille de feuilles sur le bitume, les voitures, les terrasses. Trouées de végétations qui mettent à nu des maisons jusqu’ici tapies, invisibles à l’œil. La houle est grosse des boues des rivières, des vents de la nuit et des pluies par paquets. La ravine gronde. De pierres, de troncs, de détritus, de boues. Le ciel est d’un gris opaque. Chargé d’eau. Quelques rafales de vent affolent encore le cœur et balaient le quartier étonné, assommé, abasourdi, encore vibrant du souvenir des vents violents comme des vagues, qui n’ont toutefois pas réussi à le gommer, à le rayer de la carte comme on aurait pu le croire. Le paysage a résisté. Les toits du quartier ne se sont pas envolés. L’arbre du voyageur a tenu bon.

A propos de Émilie Marot

J'enseigne le français en lycée où j'essaie envers et contre tout de trouver du sens à mon métier. Heureusement, la littérature est là, indéfectible et plus que jamais nécessaire. Depuis trois ans, j'anime des ateliers d'écriture le mercredi après-midi avec une petite dizaine d'élèves volontaires de la seconde à la terminale. Une bulle d'oxygène !

2 commentaires à propos de “#P7 | C’était à Vieux-Fort”

  1. Belle promenade au-dessus des toits, quelque de très lumineux,silencieux, contemplatif, ouaté.