#P8 E.W.H : Report of the death of an american citizen

Tu nais en Amérique un 29 juillet 1892. Tu meurs un 6 janvier 1930 d’une hémorragie cérébrale à l’Hôpital civil d’Ixelles: 61 rue du cygne en Belgique.
Tu as 37 ans et 5 mois. Le sang envahit ta tête.
« decedent was indigent at the time of is death and left nothing but a few warm clothes »
Le défunt était indigent au moment de sa mort et n’a laissé que quelques vêtements chauds. Est-il écrit sur la fiche qui m’apparait  sur l’écran de l’ordinateur ce matin d’avril 2020.  Le  numéro de la tombe et celui du terrain sont mentionnés./ 2/52.
Cette tombe longtemps qu’elle n’existe plus.

Sur la photographie un blond en vêtement colonial écartèle les bras au dessus des têtes d’autochtones femmes et hommes d’une taille inférieure à la sienne, tous nus pourvus de caches sexes. Je ne vois que l’arrogance paternaliste de cette posture. Je ne veux pas te reconnaitre. La haute taille, la minceur athlétique. Les pommettes puissantes, la mâchoire étroite avec cette fossette au menton— Les yeux légèrement bridés comme ceux de ton fils ainé. Tu ressembles à ton benjamin qui ce jour d’avril 2020 accède au rang de Cadet. Tu ressembles aux images conservées par celle que tu épouses à Paris à la Madeleine en 1919. Après que tu es venu « voir » la guerre en France, armé de ton trépied et de ton appareil photographique.

Dans la plaine en France, il photographia des forêts de membres calcinés. Il photographia des broussailles de fer constellées de chair, reliques anonymes qu’un numéro matricule soustrairait au néant. Il planta son trépied dans la bourbe des tranchées. Des visages dépassaient des fosses, paupières gelées à l’étal de boue, il les enregistra dans son boitier noir. Sous le feu des obus le brouillard était jaune. Les chevaux morts puaient. Il s’enfonça dans les galeries. Il les photographia engoncés dans le bleu de la laine, lettres ou cartes à jouer aux pognes. Certains exhibaient leur chasse miraculeuse, chapelets de rats qu’ils étendaient par-dessus leur cloaque. Des dormeurs rêvaient en espalier — des morts aussi on en voyait debout mais ils ne rêvaient pas. Il les photographia raclant la soupe de leurs gamelles gelées, et buvant, et fumant  et se délestant de leur boue. Il les photographia dépoitraillés, défiant le gel, des chants jaillissaient de leurs gueules noires. Sous les feux de fusée qui faisaient au ciel une orgie de lumières ; la terre grouillait. Elle s’animait, elle était chair — grimaçante, glaçante — elle était l’image de la mort. Il photographia des gisants sans visages et sans pères. Il enregistra leurs souvenirs déversés dans l’oubli: lettres, portraits, rubans, mèches, alliances. Il arpenta les décombres. Photographia les fosses inondées de chaux. Les croix arrachées aux lambris des ruines. Il photographia la brûlure des noms, dans la veine du bois. Il photographiait, c’était son job. Il photographia et il but. 

Tu es le premier soldat américain qui épouse une française. C’est en 1919. Sur le film de votre mariage, hormis la mariée et ses parents, on ne voit que des militaires.
Elle te fait deux fils. Le premier  nait  en France. L’autre à Quincy en Floride.
Vous prenez le bateau. Ta femme est enceinte.Vous ne devez partir que quelques mois. Vous restez trois ans. Tu veux revoir ta grand mère, la seule famille qu’il te reste, l’Irlandaise enlevée et élevée par des Sioux.

Suivant la légende familiale une enfant de migrants Irlandais, fut enlevée puis élevée par les Sioux : elle n’avait que trois ans. Elle partagerait leur langue et leurs rites. Certains racontèrent que l’enfant avait été enlevée du massacre qu’ils avaient perpétré. La caravane de migrants, des Danois remontant vers l’ouest avait été anéantie. Les deux sœurs et la mère de l’enfant furent violées puis égorgées. Le père scalpé mourut trainé par un cheval. L’enfant aurait la vie sauve que parce qu’une coutume Sioux - apocryphe on le sait - voulait que le dernier des survivants soit épargné. D’autres dirent que l’enfant s’était cachée dans une malle dont elle aurait surgit tenant à bout de force le fusil de son père. La pointe du fusil trop lourd pour elle obliquant vers la terre. La bravoure de l’enfant aurait stupéfié le chef Sioux et il l’aurait emportée  sur son cheval pommelé. L’enfant aurait oublié la langue de ses mères et pères. Elle aurait vécu parmi les Sioux, élevée comme l’une des leurs. Des années plus tard  le chef l’aurait déposée chez des religieuses qui la vendraient à un bucheron Danois. Pour d’autres, et c’est à ce jour la version la plus probable, ce sont d’autres migrants, des voleurs de chevaux qui auraient attaqué la petite colonie, violé et massacré. L’enfant qui tétait encore sa mère passa pour morte. Trois jours et trois nuits elle demeura sur le charnier cerné par les vautours. Un jeune Sioux du nom d’Epanay trouva l’enfant au visage couvert de sang, elle portait au cou une croix d’or gravée à son nom. Il l’emporta sur son cheval alezan et la nomma Danish–Red- Skin. 

un guerrier au cheveux de plumes  tu  avais  raconté – l’œil porte silence – si l’aigle – si l’arbre – si la maison de peau -si la flèche – si le torrent – si la pierre – si le feu – une face rouge –  il emporte l’enfant – si la maison de pierre – si la chaise – si le livre  – les souliers de bois –  il laisse l’enfant  – tu avais raconté –  elle crie – tend ses bras blancs vers lui  – la main rouge fait silence – l’œil  dit le  vent – l’œil dit le serment –  il laisse l’enfant devant des oiseaux blancs  – tu avais raconté – sauvée du sang – blanche – il dit qu’on ne mêlera pas le sang au sang – blanche – si – le chant – si l’empreinte de terre – si la langue  rouge – tu avais raconté

Dans cette maison de bois l’argent manque. Celui du père de ta femme vous soutient j’imagine. Ta femme ramenée de France. Une brune de porcelaine — quand elle sourit on voit ses gencives. Tu la photographies dans une chemise vaporeuse, sur l’épaule gauche l’étoffe a glissé. Elle est assise en tailleur sur ce ce qui parait votre lit. Il y a de l’intimité dans cette image. Il semble que vos corps se touchent. ( se méfier des images ) Au murs des petits tableaux. Des fleurs, des faunes. La française se rêve en peintre, elle envoie des lettres illustrées vers la France.
Elle accouche de ton deuxième fils: il sera américain. Un jour  elle exige de rentrer avec lui, l’ainé l’autre fils est resté en France.
Elle demande le divorce
Elle dit que tu disparais.
Elle dit que tu bois. Que tu couches .
Elle dit que tu fuis.
Elle ne dit rien de tes images.

dans les trains – dans les gares – l’appareil – le trépied – il part – ne revient pas – trois  – quatre –  des – semaines – ne revient pas – assise sur les marches de bois – couverture aux épaules – c’est au crépuscule  – elle attend – Napayshni – elle attend –  le vent – elle attend –  le fils –   qui est  parti

Elle dit qu’elle a peur de ces faces noires. Elle ne voit que la couleur de la peau. D’où vient sa peur, l’as tu engendrée?

Tais toi tu ne sais rien

– ils nous auraient tués – l’ai- je pensé – tais toi tu – elle – noire chante – my sweet my baby sweet – chante – drink my sweet my baby sweet – que le lait serait – my sweet my baby – drink –  l’ai-je pensé – de – quelle – couleur – sont  les larmes – de quelle couleur – tais-toi  tu – noires – que le sang – que le lait – serait – noir –  tais toi  tu – la terre – saigne –  rouge – sur les images le sang était noir – que le sang – que les larmes- que le sang que le lait seraient noirs 

Elle ne dit pas quel homme du sud tu es. Si tu lynches. Si tu brûles. Si tu pends. Je t’imagine autrement que ce que je peux imaginer quand je regarde la photo du Congo ( se méfier des images). L’américain paumé du sud qui part pour la Belgique et ses colonies. Que fais tu de ta vie EWH?

Un rameau de l’orme se courbe. Une grappe de plumes noires s’envole et la courbe s’inverse. il l'entraine dans le laboratoire. Il lui montre les images. Les dos scarifiés, les membres rompus aux chaines. Un visage pend à la poutre d’une grange. Un corps pourrit dans l’ornière au bout d’un champ. Il lui montre les images noires et ses mains ne tremblent pas. 


Elle ne dit rien de tes photographies. Un jour elle dit que tu tombes d’un échafaudage que c’est comme ça que tu meurs. Longtemps qu’elle et ses fils ne te voient plus.
Sait-elle que Jack ton troisième fils nait en Belgique en 1926 ou 27? Cette jeune fille à qui tu fais un fils hors mariage, celle qui se jette vingt plus tard du bateau qui la ramène des états unis vers la Belgique. Où sont-ils quand tu meurs?

Que fais-tu au Congo en 1930  où tu as dit-on contracté la Malaria, as-tu été rapatrié d’urgence pour mourir d’une hémorragie cérébrale à Ixelles, indigent et seul à 37ans et 5 mois?





A propos de Nathalie Holt

Rêve de peinture. Quarante ans de scénographie plus loin, écrit pour lire et ne photographie pas que son lit.

11 commentaires à propos de “#P8 E.W.H : Report of the death of an american citizen”

  1. Nathalie, c’est un texte magnifique, d’une très grande force (je ne suis pas le cycle Progression, j’ignore quelle en était la consigne). Je suis très sensible aux différentes strates, à cette recherche de l’aïeul, du sens des ascendants. A la la fascination méfiante pour l’image photographique. A l’interrogation sur les passés historiques, aussi horrifiants soient-ils. A bientôt.

  2. Quelle force vitale vous avez Nathalie Holt de mixer ainsi le particulier et l’universel, les destins et l’Histoire. Votre texte fait trembler d’émotions, tremblant en dedans. Merci Nathalie Holt de rendre ces vies. Merci de mettre aussi nos yeux, dans le meme élan, face aux miroirs.

  3. superbe, j’adore le recours aux documents (fan de généalogie, de gallica et autres sources). Une chose me gène : pourquoi ce passé simple tout d’un coup pour les photos de guerre ?

    • Le passé simple pour marquer une distance, il s’agit peut-être ici d »une fiction . (Ta question me donne envie de tenter le présent pour voir ) merci beaucoup Danièle

  4. Superbe cet enchaînement des langues (ou langages)…
    ce tissage, cette quête… et bien des ombres
    On perd très vite le TU, mais on a oublié la consigne complètement…
    On glisse dans les paragraphes comme dans les pages d’une très longue histoire…

  5. qu’est-ce que ce texte me parle, ces trois temporalités, fait vraiment écho au récit que je travaille à côté, depuis quelques mois, sur mon arrière-grand-père. l’histoire et l’Histoire, le particulier et le tout. puissant. vraiment une amorce de quelque chose déjà en route, en sourdine
    merci nathalie! creuse! creuse! tu tiens quelque chose ici

    • Merci infiniment Dominique Tu donnes l’envie de poursuivre cet « agrégat-collage » où le vrai et le faux (faits et fiction) inextricables rencontrent l’Histoire. Peut-être une voie pour renouer avec ce texte roman et les personnages de Blanche et Søren que je traine depuis plus de deux . Ce qui est drôle c’est que’ ce texte s’était d’abord écrit en « adresse  » à Elle et que j’avais laissé tombé