#P9 | Les indéfectibles

C’est une photo de l’album. Une petite photo en noir et blanc qu’on a eu la bizarrerie de glisser dans un cadre, un cadre qui la bouffe, qui la rend comique. Le cadre a une forme inhabituelle, qui donne des impressions de retour à la petite école. Il s’agit d’un cadre découpé comme un soleil ovale. On dirait une explosion dans laquelle est enfermée la photographie. Et puis le papier dans lequel on a découpé l’étoile-explosion n’est pas propre, d’un rose poussiéreux qui a mal vieilli avec le temps. Des petites taches brunes, café ou sang, terminent de le rendre tout à fait dégoutant. A l’intérieur, la photo. Son noir et blanc est presque jaune. Lumière saturée. Une femme tient dans ses bras une petite fille. Elle ne la tient pas vraiment, ses mains sont posées sur la taille minuscule, aussi la fillette doit se tenir debout sur une chaise ou un banc. L’enfant a entouré de ses bras les épaules de la femme. Toutes deux portent des robes blanches très larges, on ne distingue que peu leurs corps. La robe de la femme a quelques pois. Autrement, elle porte un bracelet et deux bagues. Ses cheveux sont tirés en arrière. Son visage est serein. Il a quelque chose de maladif. Une figure prématurément vieillie. La petite fille n’a pas plus de six ans. Ses cheveux sont très raides, une frange coupée récemment couronne un visage rond, avec de grosses joues. Elle fait une petite moue. Si la femme regarde l’objectif, elle, elle semble regarder le cadre étrange qui découpe un peu de leurs corps. On sent que la femme ne va pas tarder à se séparer de l’enfant. Que la pose ne va durer qu’un temps. Au dos, il y a écrit « ma mère » en bâtons, écriture anonyme.

C’est une photo retrouvée entre deux pages d’un livre que personne ne lit plus depuis longtemps, une photo qui semble sombre, comme si elle avait pris froid. Il s’agit d’un polaroïd en couleur, ça veut tout et rien dire, sur celui-ci les couleurs ont des dominantes de vert et de bleu. Et on n’y distingue pas grand-chose. Une falaise, à gauche, avec des arbres. Ou peut-être seulement des arbres. Ce n’est qu’une masse sombre, entre le gris-bleu et l’émeraude, à droite un arbre immense dont les branches font un arc de cercle sur le côté supérieur de la photographie. Au loin, encore des arbres. Tout le reste de la photo est de ce bleu-gris ou de cette émeraude, ces teintes qui s’étalent comme des taches d’encre. Il y a un coin de ciel au centre, vers le fond du paysage, des nuages. Un début de ciel bleu. Tout est très humide. La photo semble presque couler. Et il y a cette silhouette, probablement de dos. Une silhouette en contrejour dans ce matin qui se lève, une silhouette comme une figurine d’ombre. On dirait bien qu’il y a un chien, sur sa gauche, mais ce n’est peut-être qu’une illusion de cette masse incompréhensible. La silhouette ne coule pas, elle se tient droite. C’est une silhouette sans genre. Tout est en fait très brumeux. L’image d’un rêve qui s’efface alors qu’on lutte pour retrouver les détails qui font ce que nous sommes.

C’est une photo en noir et blanc, avec une bordure inférieure grise. Sur cette bordure, les initiales (à gauche) sont pleines de fioritures, un peu effacées, comme sur une enluminure. Au centre de la bordure, un blason complètement effacé, on ne devine la forme que par association. Et à droite, « PARIS » écrit en capitales gothiques. Les deux modèles sont des jeunes femmes ( ?) et  posent devant un fond peint. Peut-être la représentation d’un ciel, un ciel d’orage. C’est du moins ce que les nuances transpirent. Elles ont l’air de créatures venues d’ailleurs, posant sur leur planète avec des objets de notre passé terrestre. Mettons que ce sont deux jeunes filles qui n’ont pas plus de vingt ans. L’une d’entre elle est assise sur une méridienne Directoire. La deuxième fille se tient à gauche, debout, une main sur le bord de la méridienne, l’autre main sur sa hanche. Elles se sont déguisées pour l’occasion. La silhouette qui se tient debout est en cavalière d’un autre temps, la jeune fille assise porte une robe de femme du monde. Celle qui est debout ressemble à un chevalier, ses cheveux semblent clairs, la lumière lui tombe sur le visage et rend ses traits plus androgynes encore. Elle est plate, sans formes. Ses cheveux tombent sur ses épaules. Sa pose a quelque chose de médiéval, comme sur un vitrail. Elle regarde la jeune fille assise avec un air qui balance entre domination et protection à son égard. La jeune assise se tient légèrement courbée en avant. Sa jambe gauche passe par-dessus sa jambe droite. Son coude posé sur son genou, sa main droite tient son visage. L’autre bras, baigné de lumière, est véritablement un bras de statue, il paraît figé, n’appartenant pas à la jeune fille. Il est très blanc. Etincelant. Elle ressemble à une nymphe. Sa robe baille un peu sur sa gorge blanche. Ses cheveux sont relevés dans un chignon qui lui confère une allure de Gibson Girl. Son expression est à la fois douce, poétique, un peu confuse. Ses yeux regardent l’objectif. Elle ne sourit pas. Visage posé. Quelque chose d’absent. Tout est adouci, le grain de l’image est épais. Ses cheveux clairs, en mousse, comme un nuage au-dessus de son joli visage. Elles sont amoureuses, ou l’ont été. Elles prennent la pose pour l’oncle de la jeune fille assise. Elles font un peu semblant, sans doute. Ou peut-être n’ont-elles jamais été aussi honnêtes que sur ce cliché : une planète orageuse, un chevalier médiéval montant la garde auprès de l’être aimé, une nymphe coiffée à la Gibson Girl assise sur le Directoire. C’est une photo rare, intime, émouvante, d’êtres qui brouillent le temps.
C’est une photo en noir et blanc avec un très joli grain. Les contrastes sont affirmés. Il y a des nuances de gris. Le bord gauche de la photographie est noir, il y a eu un petit souci de développement, rien de grave. Ou peut-être a-t-on a découpé cette photo sur une planche et qu’on a laissé un peu de la bordure. Les nuances de l’image rendent perceptible le fait que ce jour-là, il y avait du soleil. La scène a lieu dans un jardin. En haut de la photographie, on voit des branches d’arbres qui tombent, découpant le ciel blanc de feuilles d’arbre noires. Il y a deux personnes. Toutes les deux tournées vers la gauche. Elles sont assises. Il y a une femme et une jeune fille. La fille est la nièce de la femme. Cette femme au premier plan, assise sur une chaise de jardin. Ses jambes sont croisées. On dirait qu’elle se relève. Elle a entre quarante et cinquante ans. Le noir et blanc la rajeunit. Elle porte une jupe ou une robe à fleurs. Sa longue veste, ou son peignoir, est plus foncé. Son bras gauche avancé, sa main posée sur son genou. De l’autre main, elle fait un signe de la main. Cette main est parfaitement au centre de la photo. C’est aussi le seul élément qui est flou, une main qui se détache à peine du ciel, qui n’est visible que par les petites touches de gris dû au flou. La femme porte un chapeau de paille qui ressemble à une soucoupe volante. Tout son visage est dans une ombre grise, mais on distingue son nez droit, comme un petit bec d’oiseau, ses sourcils froncés et ses yeux qui regardent au loin, quelque chose ou quelqu’un. Peut-être le signe est adressé à ce qu’elle regarde. Sa bouche est blanche de soleil, légèrement entrouverte, peut-être dit-elle quelque chose. Ses cheveux sont une ombre. La jeune fille a entre quatorze et seize ans. C’est une adolescente assise à gauche de la photo, à droite de sa tante. Elle paraît grande, élancée. Elle se tient sûrement à genoux. Elle semble veiller. Sa robe est à carreaux vichy, avec la manche un peu large de laquelle s’échappe son bras droit, plutôt maigre. Le genou de sa tante, en cachant son épaule, fait office de son épaule droite. Elle est très jolie. Un visage long, bien proportionné, avec un nez qui s’arrête quand il faut, rattrapé par l’arc d’une bouche sensuelle qui fait la moue, peut-être, tout semble si naturel. Ses sourcils ne sont froncés que par le soleil. Elle doit avoir de beaux yeux dont on perçoit un peu de leur brillant. Elle a un cou mince. Ses cheveux noirs sont longs, une petite tresse qui cache l’oreille, le reste tombe dans son dos, quelques mèches rebelles sont soufflées par un peu de vent sur le côté. Il y a quelque chose d’inquiet, dans les regards, dans l’attente. Quelque chose d’inachevé. Qui ne sera pas fait. Mais ce n’est sûrement pas très grave. Un lien les unis contre le temps. On sent l’indéfectible.

A propos de Alice Diaz

Enfant, veut être litote. Adolescente, passe beaucoup de temps derrière les écrans à créer des mondes et des personnages. Participe à des ateliers d'écriture. Expérimente la photographie. Fière membre du Castor Magazine. Educatrice spécialisée en devenir. Tient un blog où elle cherche à faire signe.

2 commentaires à propos de “#P9 | Les indéfectibles”

  1. Bonjour Alice,

    Suite au dernier zoom, j’ai eu envie de te lire et je suis allée découvrir Albion – J’ai complètement accroché tout le début, l’adolescent, Jane et les filles et après effectivement, je me suis un peu perdue. Mais pas complètement. J’ai retrouvé des fragments dans les autres textes et surtout j’ai découvert ton écriture. Une écriture déjà bien ficelée, bien menée, bien personnelle – Une écriture et une personnalité dans tes mots. Bravo. Envie de connaitre la suite de tes personnages. Continue. J’ai brièvement regardé ton wordpress et suis restée en admiration devant la photo de cette femme nue retournée dans la chambre. Magnifique. C’est cool de découvrir tout cela ce matin, merci. Bonne continuation.

    • Bonsoir Clarence, je suis touchée par ton commentaire.
      La suite (ou plutôt ajouts) du PDF seront mis en ligne dans les prochains jours, espère pouvoir arriver à une sorte de structure pas trop bancale pour poursuivre l’écriture… J’ai l’impression que je fabrique un plongeoir ; ça demande du temps et de la précision alors que j’ai juste envie de sauter. Bref, pas évident mais suis à fond. Et je crois que l’écriture de l’autre est toujours un peu floue, mais ce n’est pas bien grave si tu y prend quand même quelque chose à la lecture.
      C’est agréable de découvrir tes mots ce soir, merci. Au plaisir de se lire !