#L8/ Les cavaliers

…et soudain, alors que l’haleine givrait sur le bord des écharpes, leur mère claironna : « C’était un soir… » et toute la fratrie se mit en position, joyeuse, une jambe arquée devant, l’autre tendue derrière, les feuilles mortes collaient aux semelles, gluantes de terre lourde, et dans les mouffles ramenées à hauteur de poitrine, dans cette imitation du geste des cavaliers, les doigts étaient gourds, la laine se confondait avec le froid, et elle fit comme son amie Gabrielle et les frères de celle-ci, elle piaffait de découvrir un amusement nouveau, et toute la fratrie poursuivit le refrain, scanda son rythme binaire et cadencé, tout en avançant comme si à cheval, une jambe arquée devant, l’autre tendue derrière, à l’époque on ne questionnait pas le genre de la fratrie, il ne serait venu à l’idée de personne de parler de sororité, sauf de sa mère à elle, peut-être, et les mains à hauteur de poitrine, comme si tenant les rênes, ils entonnèrent à l’unisson « C’était un soir / bataille de Réchauffène / » et ils marquaient le pas après chaque scansion, « Il fallait voir / les cavaliers charger / Attention / Cavaliers… », et après un dernier arrêt, suspendus sur un temps qui s’allongeait un peu, sans plus aucune retenue ils hurlèrent « Chargeeeeez… » dans l’air glacé, jetant dehors tout ce que leurs poumons contenaient, courant du plus vite qu’ils pouvaient, bras levé, sabre au clair, rattrapés presque aussitôt par le père de Gabrielle qui portait le petit sur son dos, puis plus lentement par la mère, qui tenait par la main l’avant-dernier et l’encourageait : « Chargeez… » d’une voix douce et amusée, et ils recommencèrent, les deux frères plus grands, et Gabrielle, et elle, à chanter, à courir, à charger, et leur sang était chaud, ils le sentaient battre au-dedans de leurs membres, et les nuages devant leurs bouches s’enflaient, le souffle court, et plusieurs fois encore ils l’emmenèrent avec eux à Rambouillet, à Saint-Germain, car ses parents à elle ne se promenaient pas en forêt, mais se posaient des questions sur le sens de leurs actions, et mêmes les dimanches de printemps, quand l’air se chargeait des prémices de l’été, gilets déboutonnés ils chantaient « La bataille de Réchauffène » et ils s’ébattaient, les petits grandirent, et parfois l’un ou l’autre des garçons invitait aussi un ami à lui, et c’était désormais toute une petite troupe qui hurlait et gesticulait en riant, cavaliers pour de faux, inconscients qu’ils mimaient la dernière charge héroïque de l’histoire de France et sa mère à elle lui faisait toujours remarquer, quand par extraordinaire elles regardaient ensemble un film d’action américain, que l’un des héros se sacrifiait pour le groupe, immanquablement cela faisait partie du scénario, qu’est-ce qu’ils s’amusaient en forêt, le goûter aussi était toujours le même, et quand le père de Gabrielle annonçait qu’il était l’heure de rentrer, personne ne le contestait, même lorsqu’on aurait aimé que les après-midis s’allongent autant que les ombres dans la lumière dorée d’un soleil déclinant, à travers les branches, dans l’odeur de l’humus.

Des années plus tard, des années, sur les bancs de la Sorbonne dont le bois sombre et verni grinçait au plus petit mouvement et que, penchée sur son pupitre, grattant furieusement le papier, elle tentait de noter chaque mot d’un cours sur la guerre franco-prussienne de 1870-1871, éprouvant à la fois de l’admiration et de l’agacement devant la constance de son professeur à prononcer tous les noms à l’allemande, Bismarck bien sûr mais aussi Wilhelm der Erste au lieu de Guillaume Ier, en aspirant bien le « h » au milieu de Wilhelm, le premier Kaiser, le fondateur du Reich, elle hésitait sur l’orthographe des batailles, Forbach, Froeschwiller, Woerth et Reichshoffen, et le professeur aspirait là encore fortement le « h » au milieu du nom, sans qu’elle sache si les Alsaciens le prononçaient de la même façon, et vérifiant le soir dans sa chambre d’étudiante comment ils s’écrivaient, dans un livre d’histoire ou bien un dictionnaire, elle réalisa que les petits cavaliers de ses promenades d’enfants scandaient le nom d’une vraie bataille, et que cette comptine n’avait pas été inventée pour se réchauffer lors de marches en forêt, et à l’époque personne ne se doutait que quelques années plus tard, c’est sur internet qu’on vérifierait tout et n’importe quoi, la date d’une bataille, 6 août 1870, ou le montant d’une transaction entre Alstom et Skoda pour le rachat d’une usine à Reichschoffen au printemps 2021, et bizarrement elle n’éprouva aucune nostalgie au souvenir des feuilles mortes et de l’odeur de l’humus. La même année Gabrielle l’avait invitée à son mariage avec un officier…

Cette proposition s'est écrite d'un trait, sur une lancée, ce qu'évoque au profond de moi le nom de Reichshoffen (cf #L7), mais, grâce à François Bon, en tenant l'autobriographie à distance.

A propos de Laure Humbel

Dans l’écriture, je tente de creuser les questions du rapport sensible au temps et du lien entre l’histoire collective et l’histoire personnelle. Un élan nouveau m'a été donné par ma participation aux ateliers du Tiers-Livre depuis l’été 2021. J'ai publié «Fadia Nicé ou l'histoire inventée d'une vraie histoire romaine», éd. Sansouire, 2016, illustrations de Jean Cubaud, puis «Une piétonne à Marseille», éd. David Gaussen, avril 2023. Un album pour tout-petits, «Ton Nombril», est paru en octobre 2023 (Toutàlheure, illustrations de Luce Fusciardi). Le second volet de ce diptyque sur le thème de l'origine, prévu au printemps 2024, s'intitulera «BigBang». Actuellement, je travaille à un texte qui s'alimente de la matière des derniers cycles d'ateliers.

3 commentaires à propos de “#L8/ Les cavaliers”

  1. Ca m’a fait sourire cette histoire de Reichshoffen … comptine ou fait historique ? La réalité historique a donc effacé le charme du souvenir d’enfance ?