#L7/ Ceci n’est pas un roman d’aventure

CE QU’IL Y A
Ça commence (#L1/Ubiquité) par une scène qui ouvre l’ordinateur. Tu ouvres ton ordinateur. Ta mère te disait on ouvre pas la lumière, on l’allume, mais toi tu as un ordinateur portable – un laptop si tu veux faire genre je sais l’anglais. Le geste qui consiste à soulever l’écran (écran servant aussi de couvercle au clavier) est un geste d’ouverture. Donc.
Tu l’ouvres et tu l’allumes, parce que oui, il faut de l’électricité comme pour la lumière, avec tout ce qui est caché derrière la prise (#L2/ Ce à quoi l’écran fait écran), les fils en cuivre enrobés de rouge (phase), de bleu (neutre), et de vert et jaune pour la terre, comme une peau de serpent ; au-delà des fils, les câbles ; puis les lignes à haute tension, jusqu’aux sites de production : charbon ? non plus de charbon sauf en Allemagne. Pétrole. Uranium. Vent. Soleil. Mouvement des eaux.

« Un satellite passe » pourrait être un leitmotif de ce livre, une rengaine, un refrain.

Sur l’écran de l’ordinateur apparaît une carte, dans les tons verts et gris, surtout gris car tu habites en ville comme (pourcentage à trouver)% de la population européenne – tu t’intéresses à l’Europe, le monde est trop vaste pour ce livre. Tu n’as pas besoin de dire où tu te trouves, ta mère te disait raconte pas ta vie, dis bonjour à la dame, pas besoin car tu n’écris pas une autobiographie, tu fais un livre, donc tu ne dis pas quelle ville apparaît dans la fenêtre ouverte par ton navigateur, ou plus précisément quel quartier de quelle ville, mais google, lui, le sait. Big Google is watching everything. Tu as une fascination particulière pour Google maps et pour Streetview. Pas dans la vraie vie. Dans la virtualité de ce livre.

Pour l’instant tu es seule chez toi (#L6/Seul.e et le monde), mais tu n’es pas un personnage de ce livre, la personne devant son ordinateur est (pour l’instant) un « on » indifférencié, sans âge ni sexe. Est-ce que ça tiendra ?

CE QU’IL Y AURA
Il y a trente ans, elle avait traversé un continent nouveau : l’Europe, rideau (de fer) baissé. Paris gare de l’Est (#L3/Voies sur voix) – Strasbourg – Munich – Ratisbonne – Varsovie – Cracovie – Gdansk (#Prologue/Les gouttières de Dantzig)- Berlin – Leipzig – Dresde – Prague – Paris (pas Reichshoffen)

Cette fois-ci, tu ne prends pas le train (#P6 : Avant-hier). Le voyage est virtuel. Tu vas réveiller le petit bonhomme orange de Google maps et le balader du bout de ta souris (#L5/ La frontière au milieu du Rhin). Pendant que tu écrivais, la Meuse, le Rhin ont débordé pour de vrai. Mais ce n’est pas pour ça qu’il n’arrive pas à traverser. Le texte entretient une incertitude (une indécision ?) entre le virtuel et le réel. L’effet n’est pas mauvais, mais il est à travailler.

Il y a trente ans, elle avait rendez-vous avec des villes beaucoup rêvées, une surtout (Prague). Aujourd’hui, tu prends rendez-vous avec ces mêmes lieux, de loin. Non : tu prends rendez-vous avec toi-même. Et avec le temps.

CE QU’IL POURRAIT Y AVOIR
Tu vas prendre une image sur Google maps ou sur Street view. Et ce sera le support (le point d’appui) d’un premier fragment, d’un premier récit. Tu vas dire ce qui est apparent, et ce qui est caché. Tu vas amplifier l’image par ton imaginaire. Tu vas commencer par le restaurant de Reichshoffen. Le nom de cette ville, prononcé par une de tes voix (#L3/Voix sur voies), tu l’as retrouvé quelques jours plus tard en lisant Leçon de choses de Claude Simon. Reichshoffen. Évidemment.

Tu vas interroger les formes du chemin. Les formes du monde. La représentation des chemins du monde : cartes routières, atlas, itinéraires (de la table de Peutinger au GPS), globes de la bibliothèque du couvent de Strahov, images sur les écrans mêlant géographie, proposition d’achats, tourisme, suggestion d’achats, noms de lieux, gouttes d’eau de diverses couleurs indiquant les endroits où tu pourrais faire des achats, lignes et ronds bleus pour avoir des images fixes ou bien en 360° te permettant de voyager (?), de préparer les trajets le long desquels tu pourras acheter, mais collaboratives, ces images, illusion, illusion. Il faudra réfléchir sur la propagande et la manipulation mentale par l’illusion.

Tu vas dire où tu arrives, avec pour comité d’accueil toutes tes lectures et les films et les rêves et les craintes (#L1/presque un rendez-vous). Seraient à développer ces figures fantomatiques visibles par toi seule sur le quai de la gare. Serait à travailler le vocabulaire de l’arrivée pour, sans dire le nom de la ville, donner les indices nécessaires et puis à la fin, prononcer ce nom, comme un cadeau au lecteur.

Tu vas relever la littérature germanique et slave dans ta sentimenthèque.

Tu seras guidée par Marco Polo dialoguant avec le Grand Khan, par Esther Meisl partageant les rêves d’un empereur. Et par Claudio Magris descendant le Danube.

Je ne renonce pas tout à fait à la fiction, mais je veux l’insérer par fragments dans un récit de voyage virtuel, des fenêtres qui s’ouvrent, des images du monde, et ce que ça convoque, et ce que ça provoque d’imaginaire. Je ne renonce pas à la fiction, je renonce au roman.

Si tu tapes « Reichshoffen » aujourd’hui sur Googlemaps, c’est l’image d’une table de restaurant qui apparaît. C’est dans cette fenêtre-là que je veux écrire : ce que tu trouves virtuellement, ce que le moteur de recherche te met « objectivement » sous les yeux, et toutes les strates qu’il y a derrière, de la chanson d’enfant pour te réchauffer à l’histoire à inventer d’un couple qui arrive dans ce restaurant, en passant par les guerres, la construction franco-allemande de l’Europe, les jeunes nationalismes, il pleut ou il va pleuvoir, ça menace ou bien ça tombe pendant qu’ils sont à table, les fleuves débordent pas loin, elle pose le parapluie dans le porte-parapluie, ce qu’ils vont manger c’est le menu sur l’image dans streetview, mais le lecteur s’en fout (? #P3/Qu’a-t-on bien pu manger chez Mrs. Dalloway ?), et ce fragment de leur histoire à écrire, quelque chose comme d’un rêve à plusieurs, un destin qui aurait pu être heureux, ils avaient tout pour, mais la dimension du temps est une dimension tragique.

CE QUI MANQUE (Ce qu’il faudrait qu’il y ait et qui n’y est pas)
Le nom des lieux où tu passes, même si ce qu’ils évoquent pour le lecteur ne sera pas la même que pour toi. Il manque l’ailleurs dont sont chargées Varsovie, Prague, Ratisbonne…

Une relation d’amitié, de méfiance ou d’amour, comme entre Marco et Kubilai, entre Esther et Rodolphe, aussi différentes que soient ces relations l’une de l’autre. Il faut de la chair, des humeurs, des tensions, du souffle, de l’humide. Là, comme ça, c’est trop sec. D’ailleurs La nuit sous le pont de pierre de Léo Perutz fait cruellement défaut à ta sentimenthèque (#L4). Noam Chomsky aussi, peut-être, dans un autre registre.

Ils ont dit que mes voix n’en étaient pas, que c’était des narratrices (#L3). Quand même ces voix sont en moi ; mais elles racontent trop, elles ne parlent pas. Travailler la voix. L’intimité de la voix. Le souffle. Le débit. Travailler les voix qui me croisent, qui me travaillent, qui me traversent. Travailler la forme jusqu’au bout de la phrase pour que les mots de la beauté ou de la folie soient beauté ou folie, ou ombre, ou lumière.

Et les images ? Faut-il des images ?

CE QUI EST EN TROP MAIS POURRAIT ÊTRE UTILE QUAND MÊME, ou les « Petits bouts de laine ne pouvant servir à rien » conservées par une grand-mère dans une de ses boites soigneusement étiquetées.

Beaucoup de ces chambres (#P1/ Par les persiennes de la mémoire) parlent de mon projet et je ne l’ai pas fait exprès. Ou peut-être que si. À dispatcher (répartir) si ça s’accorde aux tableaux de mon développement. Décrire la chambre de Munich, celle avec Patricia Kaas et à Nowa Huta, ajouter celles de Prague, Berlin (courgette crue), et Varsovie (carpe en gelée, #L6), et le train bien sûr, les longues nuits en train, les longs rails du train. Incontournable.

Mes indécisions sur la forme à prendre m’ont rendue bavarde. Trois fois je me suis demandé quel chemin emprunter (#L1-1, #L1-2, #L1-3). Je le cherche encore. Il faut pourtant commencer à arriver quelque part.

Ce que les objets en notre possession savent de leur propre histoire, et que nous ignorons. (#L2 – Un cahier vert et des verres bleus).

Et si on écrivait à la première personne ?

A propos de Laure Humbel

Dans l’écriture, je tente de creuser les questions du rapport sensible au temps et du lien entre l’histoire collective et l’histoire personnelle. Un élan nouveau m'a été donné par ma participation aux ateliers du Tiers-Livre depuis l’été 2021. J'ai publié «Fadia Nicé ou l'histoire inventée d'une vraie histoire romaine», éd. Sansouire, 2016, illustrations de Jean Cubaud, puis «Une piétonne à Marseille», éd. David Gaussen, avril 2023. Un album pour tout-petits, «Ton Nombril», est paru en octobre 2023 (Toutàlheure, illustrations de Luce Fusciardi). Le second volet de ce diptyque sur le thème de l'origine, prévu au printemps 2024, s'intitulera «BigBang». Actuellement, je travaille à un texte qui s'alimente de la matière des derniers cycles d'ateliers.

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  1. Rétroliens : #L8/ Les cavaliers – Tiers Livre, explorations écriture