#L3 / voix sur voies

Celle qui part
Cette fois-ci, le voyage n’est pas imaginaire. Le train part, et je suis dedans.

Celle qui reste
Est-ce que l’odeur des quais de gare change avec le temps ? Une odeur grise de gomme brûlée et de poussière rance, où flottaient dans mon enfance les relents du fioul des michelines. Je regarde le train.

La voix
…éloignez-vous de la bordure du quai, s’il vous plaît…

Celle qui reste
L’épaisseur du vitrage, les reflets orangés des néons de la rame, m’empêchent de distinguer autre chose à l’intérieur qu’un contour indistinct. Le wagon s’ébranle, une saccade, qui ne s’est pas encore transformée en glissement. Est-ce que les soupirs des gares changent avec le temps, les sifflements, les chuintements, les sons soufflés des pneumatiques ferroviaires ?

La voix
…que le port du masque est obligatoire en gare et à bord de votre train…

Celle qui nettoie
Aïe ! Pourquoi j’ai mal ? Ah oui, produit virucide sur ma plaie au doigt. Gant est encore percé. Cheffe de service va rouspéter quand je vais demander cinquième paire au lieu des quatre pour la journée. Mauvaise qualité ! Comme jambon que j’ai dû jeter hier. Le jambon. Mon fils, le petit, n’a pas mangé pommes de terre. Il voulait tomates. Pourquoi j’ai coupé mon doigt ? Je n’ai pas fait attention. Je pensais à mon mari.

La voix
…avec un retard de dix minutes environ…

Celle qui nettoie
Demain je pas travaille. Je ne travaille pas. Je voudrais aller à piscine. Ma prof de français ne connaissait pas mot « virucide ». Le mot « virucide ». Encore il pleut. Qu’est-ce que je vais faire avec enfants s’il pleut demain ? C’est chance pour eux colonie de vacances au bord de la mer. C’est difficile français. Masques par terre, gens, les gens exagèrent. Il y a poubelles partout. Je n’aime pas les gens.

La voix
…madame, monsieur…

Celle qui nettoie
J’en ai assez , la voix dans oreilles toute journée, lingettes et virucide sur surfaces, toute journée, gens partent, gens partent, ils n’arrêtent pas de partir. Il y a trop de gens. Ils jettent papiers par terre. Les papiers. Ils marcheraient sur mes orteils si je n’avais pas chariot devant moi. Je suis lessivée à la fin de journée… Il faut que je vérifie si les maillots de bain ne sont pas trop petits pour la colonie.

La voix
…ce train desservira les gares de…

Celle qui part
J’aime les trains. J’adore partir. J’adore cette exquise tristesse du voyage, ce sentiment de la nostalgie à venir, cette sensation qu’on abandonne quelque chose de soi quand on part, même lorsqu’on sait que l’on reviendra. Cette attirance vers là-bas, ce désir de connaître, tout en cherchant, si on pouvait, à retarder encore un peu ce moment, pour pouvoir continuer à rêver, comme à la fin d’un roman adoré, quand, en nous, se mêlent deux désirs contradictoires, lire plus vite pour connaître la fin, ralentir le rythme de la lecture pendant les dernières pages, par regret de devoir bientôt quitter ce compagnon de tant de soirs.

La voix (off)
…les automotrices, les 320 km/h, les portiques, les composteurs, les qr codes, les voitures corails, les compartiments, les omnibus, les michelines, les locomotives à vapeur, les nez cassés, les tender, les wagons-restaurant, les wagons-lits, le transsibérien, l’orient express, le nord express, la sncf, le fer, le chemin, la traverse, le ballast, le déraillement, l’attentat, la casquette du chef de gare, l’énergie atomique, les caténaires, les centrales à charbon, les panaches de vapeur, le conducteur et son chauffeur, les scellées sur les fourgons à bestiaux…

Celle qui reste
Cette jeune femme dans un train, c’est moi avec trente ans de moins. La gare de mon souvenir est grise, dépourvue des grands panneaux publicitaires qui pendouillent aujourd’hui de l’armature métallique soutenant la verrière, sur l’écran de google maps ; dépourvue du bleu des départs, du vert des arrivées (les lettres blanches tournoyaient dans un bruit de moulinet) ; dépourvue du jaune pétard et du rouge électrique des machines à billets, des machines à café. Sur mon écran défilent des photos de TGV fuselés, INOUI, ICE, des enseignes de marques de prix, le monde est devenu rapide, le monde est devenu une galerie marchande, je peux même voyager depuis mon tabouret, en trois clics, et tout acheter.

La voix
…Français, prenez vos bagages et gagnez le quai 4 direction Berlin…
Les convois pour les camps ne partaient pas d’ici… ceux du STO, si… je garde pourtant la mémoire de ceux, déportés depuis Drancy, tous ceux qui, jamais enterrés, ne sont jamais revenus… et les rares, ceux, très rares, rescapés, débarqués du train sur mes quais, égarés, devenus les fantômes d’eux-mêmes…

Celle qui reste
Sous ces marquises grises, ces verrières surbaissées, j’ai vu débarquer, pour de vrai, des Berlinois de l’Est et des Polonais. Plus tard, j’ai fait descendre du train sur ce quai un personnage qui s’appelait Pavel, en provenance de Prague. Dans la réalité, les Tchèques venaient plutôt en car et ils dormaient dedans, au Trocadéro.

La voix (off)
…et ceux-là qui sont partis, pantalon rouge, fleur au fusil, et cette femme en cheveux sur le quai, un enfant dans chaque bras, arrivée trop tard, ses larmes perdues au vent du quai. Par la fenêtre du train qu’elle avait pris à toute vitesse depuis sa province pour venir embrasser son mari, appelé, elle l’a vu partir au front. Les deux trains se sont croisés. Il est mort à la guerre.

Celle qui nettoie
Je suis transparente pour les gens, comme les vitres que je nettoie. Je ne sais pas quand mon mari pourra arriver. Son visa est périmé à cause de l’épidémie. Avec enfants, les enfants, on a compté les frontières à traverser.

Celle qui part
Je m’abandonne au mouvement, au tangage et au roulis, comme dans le poème de Baudelaire, je revois la tête de mon prof mimant l’ondulation du Serpent qui danse, lui si disgrâcieux, avec son corps tout sec et ses lunettes rondes, et sa tête d’étonné, mimant le bateau balotté par les vagues, et nous expliquant, de la proue à la poupe (tangage), de bord à bord (roulis)…

La voix (off)
Je me souviens moins du premier départ des baïonnettes, j’étais toute neuve et pleine de vapeur, et personne ne savait encore où se trouvait Reichshoffen. Et puis soudain, Sedan, Verdun, terre, fusils, sang…

Celle qui part
Plus tard dans la journée, quand plusieurs heures de roulage m’auront fatiguée, j’aurai hâte d’arriver. Je ressentirai la lassitude de la voie ferrée. J’aime d’avance les paysages par la fenêtre, les noms des gares où l’on s’arrête et que, souvent, on oubliera, pour ne retenir que le but. Je fais ce trajet pour la première fois.

Celle qui reste sur internet
Berlin Alexanderplatz paraît en 1929. La grande toile intitulée Le Départ des Combattants, dite Le Départ des Poilus a été offerte par le peintre Albert Herter en souvenir de son fils. En 2007, elle est restaurée à l’occasion de la restructuration de la gare pour la LGV. La même année est lancée Streetview.

La voix
…le TGV INOUI n° 2078 à destination de Strasbourg partira de la voie H… Il desservira… Non, rien. Direct, sans arrêt, capitales, rentabilité.

Celle qui nettoie
Je crois qu’autrefois, on pouvait aller de Paris à Belgrade en prenant le train.

A propos de Laure Humbel

Dans l’écriture, je tente de creuser les questions du rapport sensible au temps et du lien entre l’histoire collective et l’histoire personnelle. Un élan nouveau m'a été donné par ma participation aux ateliers du Tiers-Livre depuis l’été 2021. J'ai publié «Fadia Nicé ou l'histoire inventée d'une vraie histoire romaine», éd. Sansouire, 2016, illustrations de Jean Cubaud, puis «Une piétonne à Marseille», éd. David Gaussen, avril 2023. Un album pour tout-petits, «Ton Nombril», est paru en octobre 2023 (Toutàlheure, illustrations de Luce Fusciardi). Le second volet de ce diptyque sur le thème de l'origine, prévu au printemps 2024, s'intitulera «BigBang». Actuellement, je travaille à un texte qui s'alimente de la matière des derniers cycles d'ateliers.