# Photofictions #03 (3) | les coups

c'est dans une chambre un homme assis au bord d'un lit trois quart dos l'homme a le torse nu il fume une cigarette une femme couchée sur le lit le regarde son regard inquiet brune profil posé sur l'oreiller blanc contre la  tête de lit à montants métalliques un lit ancien ou une copie de ces lits hauts on le devine à la position de l'homme qui reçoit la lumière obliquement (de face) et son dos est une grand ombre claire  dans  la lumière chaude orangée partout et sur le mur derrière au dessus de la femme cette image d'un homme de face qui fume et pourrait être lui 

je n’ai pas compris aussitôt, je veux dire en te voyant couchée là, recroquevillée sur ce lit alors que tu étais censée te trouver derrière moi… on ne sait jamais où tu te trouves vraiment… si tu es là ou ailleurs… ubiquité? dédoublement? si tu joues, vis, ou voles… voles nos vies, la tienne… si tu es dedans ou en dehors… les deux? tu ne dis rien?… je ne suis pas fou au point de croire que  tu te déplaces à la vitesse de la lumière avec ton appareil, tu as tes trucs, tes tours de passe-passe on peut dire, mais ce n’est pas de la magie: tu as un retardateur, un pied j’imagine, l’angle de prise de vue tu l’as réfléchi, tu as fait les réglages en fonction, et de la distance et mesuré la lumière, tu t’es débrouillée pour que je me pose au bon endroit au moment choisi, tu as le sens du détail et de la mise en scène, tu ne fais rien au hasard même si tu laisses une place à l’incertitude, l’imprévisible je devrais dire, dans ton cadre… tu es comme on dit sur le coup (une personne qui fait bien ce qu’elle doit faire —et mourir sur le coup, et prendre des coups)… tu m’avais demandé de m’assoir au bord du lit, « tu as », disais-tu, une chose importante à me dire… « il faut que nous parlions, viens »… à quoi penses-tu me regardant avec l’air d’une chienne qu’on va battre alors que tu fabriques une image dans mon dos? la peur imprimée à ton visage si elle est feinte?… l’autre jour quand j’ai frappé, était-ce vraiment toi? ce visage? je veux dire : ta chair, tes os, était-ce toi ou ton image? c’est un fait que je t’ai frappée en pleine face, c’est un fait que je voulais vous démolir toi et ton fichu regard, ce regard qui joue à être là, comme si, et pille … je voulais vous anéantir toi et lui, vous brouiller, vous noyer dans ta fichue lumière… (je vois les bleus autour de ton œil, je vois la boursouflure de ton visage sur cette photographie que tu as prise après coup : un maquillage ? une retouche? une image falsifiée? cette image de toi comme une preuve: on ne peux pas photographier rien — tu ne vas pas me faire un dessin—…on peut photographier faux, on peut photographier comme si… j’avais frappé trop fort on voit encore des traces sur mes phalanges, oui)… toi couchée sur lit l’œil plongé dans le viseur qu’on ne voie pas, toi artiste et modèle dans ta lumière… ta lumière comme du lait ocre, ou bleu, ta lumière où tout va se fondre… et moi qui fume dans l’oranger de ta lumière nu dans ma peau devant toi qui me regarde dans le dos …

A propos de Nathalie Holt

Rêve de peinture. Quarante ans de scénographie plus loin, écrit pour lire et ne photographie pas que son lit.

15 commentaires à propos de “# Photofictions #03 (3) | les coups”

  1. Justement une mes photos préférées de Nan Goldin. Et maintenant, cet envers du décor incroyable ! Oui, je pense aussi qu’elle les préparait trop bien ses prises de vue ! Merci, Nathalie !

    • j’adore aussi cette image. il y a aussi celles de corps dans l’eau… bain, mer, rivière ( une alternance aussi sans doute entre des images très élaborées et des choses attrapées au vol ) merci Héléna!

  2. Admiratif je suis Nathalie Holt. Creuser ainsi dans les lumières. Jusqu’au plus noir des ombres. En faire jaillir le sordide, le terrible, l’indicible. A un point tel qu’il glace le lecteur que je suis, qui en a froid dans le dos, un écœurement profond. C’est pour cela que je ne peux pas vous dire merci, mais seulement bravo. Forte, très forte Nathalie.

  3. cette photo est très forte. Ce qui me frappe le plus c’est le contraste entre la femme cachées sous les couvertures ou même plus et ce dos nu et les regards.
    Je ne sais pas comment travaillais Nan Goldin, mais je doute qu’elle ait fait poser. En revanche elle devait avoir constamment l’oeil dans le viseur.
    C’est une belle interprétation d’une scène qu’on n’oublie pas.

    • c’était sûrement mettre les mots au mauvais endroit, j’ai travaillé avec le souvenir de certaines images et imaginé cette voix pour retrouver la tension à l’œuvre dans les photos leur violence sourde… ( empathie j’espère non) merci du passage Brigitte

  4. le fait de prendre des photos de ces moments-là (qui ne sont qu’intimes) et d’en faire quelque chose (Lacan, mon Jacquot parlait « d’extime ») de public disons, ça a quelque chose de vraiment très contemporain (on a tout à montrer – mais ce n’est pas qu’on n’ait rien à cacher) (la photo des coups subits a quelque chose de magnifique et de tellement narcissique aussi – je n’aime pas la perversion c’est pour ça) (j’ai pensé à ça : https://www.youtube.com/watch?v=-V3AOYTz07k) (pour dédramatiser : mais c’est un vrai drame – et d’empathie certainement pas (l’image décrite a quelque chose d’impudique même dans ses oranges…)

  5. Bravo Nathalie ! J’aime vraiment beaucoup.
    On est plongé radicalement dans l’univers de Nan Goldin.
    Merci pour cette lecture dérangeante !

  6. Nathalie, quel courage d’avoir su à ce point creuser les détails de la scène, tout ce fixe qui tourne, la ligne verticale qui surplombe le corps couché, je retrouve ici ton goût pour la lumière safran, le corps dans l’ombre qui se tourne et dévoile le non vivable – passé révolu des coups, mais l’image intacte restitue le fait et le répercute dans le regard, les regards, tout se raconte dans tes lignes, et faire entendre la voix des yeux, c’est un travail incroyable que tu as réalisé là