#photofictions #04 | attentes


Brassaï

Je regarde et j’attends. Sans bouger, j’épie, j’observe, je détaille. Je capte du regard une énergie qui coule dans mes veines, qui gonfle mes poumons, qui nourrit chaque muscle de mes mains qui deviennent des poings, de mes bras encore croisés qui deviennent des lances, de mes épaules puissantes qui se changent en armure, de mon regard prêt à tirer les balles d’un fusil armé par l’attente. Je suis prêt. Il suffit d’une étincelle. Juste une. Alors, ce sera l’embrasement. Mon torse libèrera mes épaules, mes bras, mes mains dans un ballet de violence, mon cou se gonflera de sang, mes yeux rougiront de haine, mes dents s’enfonceront dans la chair invisible de mon ennemi…

Ou alors, il n’y aura pas d’étincelle. Je regarderai passer la menace, armé jusqu’aux dents, jusqu’aux yeux, jusqu’aux mains. Lentement, mes poumons se videront, mes poings se détendront, mes bras se relâcheront, mes épaules s’affaisseront. Mon regard abandonnera son acier. Lentement, je cesserai d’épier, d’observer, de détailler. Puis je ne regarderai plus, je n’attendrai plus. Mon torse, enfin, sera libéré de son carcan. Je remettrai ma casquette en place sur l’arrière de ma tête, je mettrai mes mains calmes dans les poches de mon bleu et je reprendrai mon travail.

Robert Doisneau  


Tu viendras, je t’attends. Bien sûr, tu viendras. Tu es là mais personne ne te voit. Sauf moi. Faite de la chair de mes courbes, des os de mes certitudes et de l’air de mes pensées. Un ballon plein d’amour. Je suis un ballon prêt à s’envoler. Alors, je me tiens, je me tiens à toi, je me tiens à moi. Je me tiens à ce rêve qui n’en est plus un. Parce qu’à midi, nous irons manger chez Eugène, tu dégusteras la souris d’agneau confite que tu aimes tant et je te regarderai manger. Je boirai juste un verre de ce Pouilly qui s’accorde si bien avec toi. Tu te nourriras de moi, de toute ma rondeur, de toute ma douceur. Et puis, nous irons nous promener sur le bord du canal et je te glisserai à l’oreille tous les mots ronds que je connais, ceux qui s’envolent et font rougir tes joues, ceux qui rebondissent et font mouiller tes yeux…

Tu ne viendras pas, tu ne viendras plus. J’ai laissé sur ta tombe ma soif de réalité. Je ne me nourris plus que de nos rêves. Alors je gonfle, j’arrondis, je ballonne. Je me tiens à ton souvenir, je me tiens à notre amour. Je me tiens à nous deux désormais réunis dans le même corps. Jusqu’au jour où je m’envolerai dans le ciel, emporté par un dernier souffle. Et ne resteront que deux chaises en fer, deux chaises vides.

Sebastião Salgado 


J’attends mon heure. Celle où je parcourrai les couloirs de la mine. Celle où je soulèverai la poussière du charbon de mes pas de danse, de mes sauts, de mes entrechats, de mes courses, de mes jetés, de mes dérobades. Et j’éteindrai les flammes de l’enfer. J’éteindrai la nuit, j’éteindrai la misère, j’éteindrai l’épuisement des mineurs qui  se consument dans les profondeurs. Je soufflerai sur leurs corps meurtris et je leur apprendrai la beauté. Je leur enseignerai la lumière, la couleur et le sourire. Je tuerai la bête, je tuerai la souffrance, je tuerai la mort. Je rendrai l’homme à la vie. Je mettrai de la musique dans les têtes et nous danserons tous ensemble. Nous danserons Faust pour capturer Méphistophélès. Nous danserons Dante pour traverser l’enfer et en réchapper. Nous danserons Stravinsky pour capturer l’oiseau de feu et nous enfuir des ténèbres. Et puis nous danserons l’amour, le soleil et le ciel. Nous danserons, nous mettrons de l’air entre les os et la peau, nous changerons le charbon en diamant. Nous nous élèverons au-dessus de nos bourreaux, de leurs mines, de leurs veines noires. Nous danserons. À cet instant, seulement, la folie quittera mon regard.

Photo de Danie Franco sur Unsplash

A propos de JLuc Chovelon

Prof pendant une dizaine d'années, journaliste durant près de vingt ans, auteur d'une paire de livres, essais plutôt que romans. En pleine évolution vers un autre type d'écritures. Cheminement personnel, divagations exploratives, explorations divaguantes à l'ombre du triptyque humour-poésie-fantastique. Dans le désordre.

12 commentaires à propos de “#photofictions #04 | attentes”

    • Des développements un peu compliqués que j’avais envie d’explorer. Merci de m’avoir accompagné.

  1. Oh, ces images où je ne vois que les yeux et du coup, ce texte où je ne sais lire que l’attente de trouver les yeux, de croiser les yeux… me rappelle un grand œil qu’il m’a semblé voir hier, ouvert dans les nuages !…

  2. Bonjour JLuc
    Superbe !
    Le choix des photos et leur montage. Les monologues intérieurs. Une très belle structure et de très beaux détails.
    Merci.

  3. Aimé ce procédé que tu as utilisé, d’écrire sur le montage photos, corps morcelés des photographes eux mêmes
    et même il faut être savant pour te suivre, on peut s’accrocher à ce « je » qui nous parle et au « regard terrorisé » de Salgado
    fort et inspiré

    • Même si elle est visuellement intéressante, je crois que la mise en page complexifie le texte et rend sa compréhension plus difficile. Si, pour chaque photo, les deux textes se suivaient, le premier en italique et le second en normal, ce serait moins « savant » à comprendre, plus facile à accrocher. Mais l’expérimentation est riche d’enseignements. Merci pour ta lecture, Françoise.

  4. « Je me tiens à ton souvenir, je me tiens à notre amour. Je me tiens à nous deux désormais réunis dans le même corps. Jusqu’au jour où je m’envolerai dans le ciel, emporté par un dernier souffle. Et ne resteront que deux chaises en fer, deux chaises vides. » là ce matin ça me remue le cœur !

  5. trois physiques singuliers, trois destins, trois montages morcelés et hypnotiques, de magnifiques textes

  6. oui , l’embrasement obsessionnel, le bras arrimé au feu
    l’inacceptable greffé aux yeux, ce devoir tirer
    oui, tout ce qu’on imagine de l’horreur vécue par l’autre,
    cette empathie, et soudain la fin comme un éclatement
    de la danse au partage d’une cène d’amitié
    Merci tant

  7. J’ai également été très touché par le texte à partir de Doisneau, qui m’a rappelé un personnage de « Selfie », documentaire très touchant d’Agostino Ferrente. Désolé pour le temps de retard sur les autres commentaires, je m’attaque seulement à la proposition 4; venu voir comment les autres s’y sont pris. Je dois dire que j’en ressors toujours assez bluffé.