plus obligée

Aujourd’hui je ne suis plus obligée. J’ai attendu vraiment très longtemps, depuis les années sans début. Je reste dans la pénombre où maigrit le jour. Elle surgit toujours différente. Elle frappant, repoussant d’un coup. Elle crochant les volets à barreaux. Elle fondant sur moi. Elle porte les draps pliés carré ou bien le plateau entre les mains. Elle secoue le chiffon. Parfois elle me soulève dans ses bras. Maman glisse son ombre dans la maison, elle passe en chuchotant à côté des commodes, elle trace des signes légers et arrondis. Maman écrit des messages aux fantômes du plafond. Elle parlant tout le temps. Elle déplaçant les murs bougeant les meubles dérangeant les revues. Elle mélangeant sans rien retrouver. Elle commentant le temps qu’il fait, saluant les visages, questionnant … M’enroule de paroles sans têtes. Bonjour, il faut boire. Je n’ai pas envie. C’est important. Non non et encore non. Allez pour finir, regardez ! Trois fois rien. Levant le verre devant les yeux, poussant aux lèvres, versant petite gorgée. Allez ! Toussant, suffoquant mais non puisque je vous dis. Allons encore un peu. Je ne suis plus obligée. Chez-moi. Tranquille quand même. Foutez-moi la paix à la fin. Je veux laisser le soleil râcler en poudre dehors, ignorer la voix qui fait des cercles, se moque. Elle rabâche n’importe quoi, elle insulte, elle balance toujours ses paquets de mensonges. Elle jalouse, elle minaude, elle quémande. À cause d’elle il est mort tout seul, le pauvre bougre. Foutez-moi donc la paix. Assise dans le fauteuil. Le glissement soyeux des pages du livre distrait. Ou bien rien. La lèvre dessous m’avance, me tremble un peu, liquide. Les yeux me replient d’un trait lourd. Sommeil. Me monte la mousse tiède du sommeil. Me gagne l’engourdissement avaleur. Torpeur. Laissez-moi bercer. Laissez-moi filer, soie, coton. Sourires. M’espiègle encore un peu dedans, bleu dansant lumineux, peau de rivière. Secousse d’épaule. Ou rien qui se note. Corps reposant dans la poussière d’ombre douce. Chaleur molle de la langue, souffles. Plus de ces emportements brusques toute chavirée, plus de ces coups fulgurants d’avant. Terrible évanouie dans le blanc d’oubli. Des fois, pas souvent, ça me traverse, me retourne par éclats, ça me sort l’odeur menthe de la cigarette. N’arrêtent pas les odeurs. Fermer les yeux, boucher les oreilles mais respirer par la bouche ! – le froid que ça peint sur les dents, comme l’envers de brûlure d’une lime minuscule. Tout à fait insupportable. C’est ainsi. Enfermée dans la prison. Ne me laissez pas ici. La lettre écrite, bien en évidence sur le secrétaire en bois ébréché, à l’attention d’elle qui la trouvera, pour mon aîné : « Toi qui avais la toute confiance, pourquoi tu me laisses ici ? Tu ne vois pas que je vais mourir ? Pourquoi m’ignores-tu dans l’abandon ? » La dame qui commande montre : vous la reconnaissez ? et ces mots qui nous inquiètent, vous vous rappelez ? On se demande comment faire pour être mieux avec vous ? – vous pourrez rester manger dans votre chambre si vous préférez, quelqu’un vous proposera, c’est promis, chaque fois. Elle me dévisage en longueur, ses yeux mangent mes yeux, elle appuie ses mots chacun devant l’autre. Je regarde les griffures sur le papier. Non je n’ai pas écrit, non ce n’est pas moi. Les jambes lourdes c’est tout mais je n’ai pas mal, non pas mal du tout. C’est du plomb qui a lentement gagné, épais dans les veines où ne sais quoi, de l’usure transparente au bout des doigts. Du froid dedans jusqu’au bord de la peau et le brouillard dans tout l’autour. Je me déchire. Je me fripe. Je m’enfonce en plaques mauves, jaunes violettes. S’ouvrent et se referment. Comme un poisson vrille tordu sur l’herbe. L’odeur pique. Pénètre dans les narines. Vient trifouiller tout au fond, âcre, mille petits harpons. Les aiguilles plantées dans la pelote hérisson, brillantes, avec les têtes rondes rouges, jaunes, bleues, et c’est doux, chacune à tourner entre le pouce et l’index – ne retiennent plus rien – ça glisse, alors je tirerai dessus avec la pince des ongles, mais non plus. La couverture lisse la main douce caresse bébé d’amour mon amour. La voix accrochée au volet ondule sur le parquet entre les traits noirs et blancs. Elle disparaît. Je me cache. Avant c’était souple. Debout les mains bien à plat juste devant les pieds, aucun effort, ça allait de soi. Parfois ils viennent. Parlent entre eux. Me lisent. Interrogent. Il y a très longtemps. Je me lève, j’ai à faire à la cuisine. Je me lève, je pars. Non, pas déjà voyons, je ne suis pas coiffée. Ils disent toujours du mal, je ne comprends pas chaque mot, mais j’entends bien le ton grave des insultes et le mal en cercles, toujours à chercher des histoires et en faire en quelque sorte… Je sais très bien ce que je dis. J’ai plusieurs chambres, toutes pareilles. Un homme est venu, un vieux. Je ne sais pas ce qu’il voulait, souvent ils rentrent, ils tournent autour du lit, ils ouvrent le placard, fouillent dans mes affaires. Mais qu’est-ce-que c’est ça ? on n’a jamais vu ! Ce matin ils m’ont dit il faut aller à l’école. Allons ! Et au bras, là, l’anneau violacé des doigts serrés très fort. Un grand. Il m’a prise, secouée, dépêchez-vous allons ! À mon âge ! La maîtresse faisait n’importe quoi. Elle est sortie dans la cour fumer une cigarette, et toutes les élèves sont restées complètement seules. Elles criaient, elles chahutaient. Mais qu’est-ce-que c’est ça ? On n’a jamais vu ! La maîtresse, dehors, elle fumait. C’était la grande pagaille. Après il y a eu une inondation dans la classe, on va finir mouillées, elles criaient encore plus, elles couraient dans tous les sens, ou bien noyées, et moi je riais je riais, je pensais elles sont complètement folles ; alors la maitresse m’a vue, elle a dit mais qu’est-ce-que vous faites ? – je lui ai dit mais c’est pas moi, c’est pas moi, et puis à mon âge l’école ! Je ne suis plus obligée ! J’ai ri encore, et elle aussi.