Qu’en dis-tu ?

S. Ce n’est pas comme s’il le connaissait vraiment, si un jour on peut dire ça d’une personne, qu’on la connait. Celui qu’il a osé appeler, parce que l’ivresse le lui permet, il le connaît comme les autres, très peu, trop peu, bien assez. Il a pour lui une inclination ; ce n’est pas grand-chose ; ça le fait simplement vaciller, mais il a déjà tendance au mouvement incertain. Pourtant, il a quitté la courbe du dos adolescent. Il se tient droit. Quoique toujours un peu penché sur le côté. Seulement il a déjà décidé : S ne le fera pas basculer davantage. S parle. S plaide pour sa propre cause. S parle sans crainte, il n’a pas peur de sa voix. Sa voix laide au téléphone, il l’avait déjà prévenu. Pourtant, S laisse peu d’ouverture possible. Alors il s’en saisit, tente de dire quelque chose de spirituel, il balbutie, les mots débarquent trop vite dans sa gorge qui se noue, comme un poids, le poids de sa joue moite contre l’appareil, un rien l’oppresse le pauvre amoureux de ses propres fantasmes ! Il doit supporter la greffe du téléphone contre sa peau. La greffe qu’il s’inflige, qu’ils s’infligent. Il écoute S, il tente d’entendre ses paroles aussi distinctement que s’il était en face de lui. Les mots résonnent dans le creux de son oreille droite. Toujours des ajouts dans la conversation, des bruits qui ne viennent ni de S, ni de lui, sans cesse ces murmures de fantômes qui interviennent, qui engourdissent la parole. Et toujours il se laisse distraire par la vie qui continue. S et lui, pourtant, ont arrêté le temps, le temps d’une conversation qui ne les amènera nulle part. Cela ne les amènera à aucun endroit où ils désiraient tous les deux se réunir ensemble, tous les deux, sans intermédiaire. S parle de tout et de rien, pas mal de politique, il cherche à prouver des choses, comme d’habitude. C’est quand même fou, pense-t-il ! S ne peut se résoudre à évoquer le rayon doré de poussière qui vole dans sa chambre de trois à cinq heures de l’après-midi. S ne peut se résoudre à dire qu’il va dormir sur le ventre ou sur le côté cette nuit, s’il s’autorisera l’incongruité de se coucher sur le dos, à prendre la position du mort dans son cercueil. S ne peut se résoudre à dire qu’au lever, ses doigts sont engourdis. Se résoudre à la couleur de ses chaussettes. Dire son dégoût pour les gens qui se rongent les ongles. Il est un peu ivre, donc il laisse tomber S. Il oublie ce que S ne dit pas, il se laisse bercer, et son attention se perd quelque part dans l’appareil. A un moment, il ose même aller aux toilettes. Il prend le téléphone avec lui, l’enfoui dans sa chaussette. Le portable lui chauffe la malléole tandis qu’il éjecte toute la bière qu’il a bu cette nuit. La délivrance jouissive, le sourire béat ! Il s’examine dans le placard plaqué de miroirs, il est beau, son nez écrasé, ses petits yeux humides presque en amande, mais oui mais c’est bien sûr, un félin qui pisse debout ! Il étouffe un rire. En bas – attention ne pas baisser les yeux sous peine de perdre définitivement l’équilibre déjà rare – en bas il y a S qui cause encore. Et qu’est-ce qu’il cause ! A un moment, S réclame l’attention. Il répond un peu fort qu’il l’entend, il insiste, il balbutie des excuses ; la connexion est mauvaise, ne cesse-t-il de répéter. Une fois qu’il s’est soulagé, il ne tire pas la chasse, se serait trop bête de se faire prendre à présent, le bruit trop fort ne laisserait pas la place à la moindre équivoque. Il avance à pas de loup dans l’appartement, il n’a pas remarqué la brune qui se tient dans le couloir, qui contemple le spectacle incongru du type qui urine sans tirer, elle mâche son chewing-gum, son téléphone à elle vissé à son oreille écrevisse. Autour d’eux, des corps endormis. La nuit ne va pas tarder à se finir, mais tous viennent à peine de la commencer. Des relents d’alcools et de cigarettes que ni S, ni l’interlocuteur de la fille ne peuvent sentir. Il se lave les mains, s’en lave les mains avec un quignon de savon, quignon qui glisse dans le lavabo et couvre d’un filtre invisible les nervures incrustées de crasse. Il reprend le téléphone. Humidité de ses mains, faut se cramponner au téléphone comme à une bouée. Les gouttes d’eau ne cessent pas de tomber, le robinet fonctionne mal, le rythme, à l’écouter, fait perdre la tête. S continue de parler comme si de rien n’était, sa voix engloutit l’oreille, si près de lui, pourtant si loin en même temps ! Comment ne peut-il pas entendre la goutte qui rend fou, la goutte qui rythme le vide de son interlocuteur ? La fille brune le suit, le vacarme de sa bouche dans le silence de la nuit. Elle enlève son chewing-gum lentement, un filet d’un rose très pâle, un filet qu’elle étire loin de ses lèvres. Il la regarde, entre le dégout et l’ennui, les yeux qui se perdent quelque part dans le cou où elle arbore une morsure bleue faites par un S plus assumé. Il entend la voix au loin, de « l’autre S ». La voix du sien, du S initial, résonne encore. S parle. S monologue. Cela devient embêtant de lui répondre. Il sait qu’on l’écoute, dans sa temporalité à lui. Il sait que la fille, qui le regarde, l’écoute aussi. Il voudrait ne pas parler fort, mais il n’y arrive pas. S’il y va plus doucement, il craint que S ne l’entende pas. Il faut préserver l’illusion de l’entente. La fille le regarde, ne dit rien. Elle ne dira rien. Elle est forte, plus forte que lui, que les autres. Elle n’a pas besoin de la parole. Elle semble attendre quelque chose. Elle raccroche. Elle reprend le téléphone. Elle tripote l’écran gras. Et elle glisse à nouveau l’appareil contre son oreille. Non, elle change d’oreille. L’autre doit brûler. Et là, il ne peut pas se tromper. Elle écoute, elle ne téléphone pas. Elle a changé l’usage des choses. Ou, plutôt, c’est son correspondant qui a fait évolué l’usage du téléphone. Oui c’est ça, se dit-il, il s’en rassure même, c’est l’autre qui la tient en haleine. Il doit lui réciter un poème. Ou lui chanter la sérénade. Et après, ils inversent. Ou bien avaient-ils un accord tacite ? « Oui, oui, S, je suis toujours là », voilà qu’il faut rassurer S, une nouvelle fois. La fille elle, dépose son chewing-gum sur le rebord du lavabo. Elle avance d’un pas, ôte son propre téléphone de son oreille, appuie sur un bouton invisible. La musique résonne dans la cuisine, la qualité n’est pas terrible mais le son est là, pour deux, pour trois, pour qui prête l’oreille. David Bowie annonce qu’ils, que nous, nous pourrions être des héros. A l’autre bout du fil, fil qui n’existe plus, pense-t-il, même S s’est tu. Le dialogue de sourds s’achève enfin. Comme dirait l’autre : « bien que rien ne nous retiendra ensemble, nous pourrions voler du temps, juste pour un jour, nous pouvons être des héros, pour toujours et à jamais, qu’en dis-tu ? ».

A propos de Alice Diaz

Enfant, veut être litote. Adolescente, passe beaucoup de temps derrière les écrans à créer des mondes et des personnages. Participe à des ateliers d'écriture. Expérimente la photographie. Fière membre du Castor Magazine. Educatrice spécialisée en devenir. Tient un blog où elle cherche à faire signe.