Sols d’enfance

Enfants accroupis à même le sol boueux du chemin qui prolongeait la voie à peine goudronnée desservant les premières maisons, les plus belles sans doute, mais pas celles du fond, plus modestes et très proches du chemin de fer, têtes penchées vers une sorte de trou ou de flaque, munis de courts bâtons tout juste bons à taquiner les petits crapauds apeurés, regroupés sous un semblant de planche, et qu’ils confondaient avec des rainettes pourtant bien plus vertes et alertes, moins pustuleuses aussi, ce qu’ils ne savaient pas, frappant de leurs pieds bottés de plastique bleu ou rouge la terre battue que remplaceraient bientôt les graviers ou bien du bitume, un revêtement moderne signe de l’entrée dans une époque où la télévision occuperait la place de leurs jeux naïfs et excitants, chasse aux tritons dans le blockhaus avoisinant, aux lézards sur le ballast des rails, aux oiseaux dans les buissons piquants et aux crapauds-rainettes apeurés dans les flaques, enfants foulant de leurs bottes crasseuses le sol terne, recouvert d’un linoléum trop fin pour ne pas s’être usé prématurément, à carreaux ou à drôles de motifs, comme des losanges dont les pointes s’orneraient de volutes improbables, marronnasses et parfois grisâtres, rien de bien lumineux en somme, que seul le soleil maigre du printemps et celui plus généreux de l’été éclairaient parfois, nez penchés non plus vers les crapauds-rainettes mais vers un livre à la tranche rose ou verte selon l’âge, yeux écarquillés tant il faisait sombre le plus souvent, et qu’il fallait lire au plus près de la seule ampoule chargée d’une mission bien trop vaste pour sa maigre puissance, mais qu’ils oubliaient cependant tant les histoires leur étaient un autre monde monde éblouissant et chaleureux, enfants se bousculant sur la route de l’école, toujours au bord de se retrouver au fossé, poussés par une épaule un peu trop vive, presque agressive, heureux le plus souvent de retrouver le sol gravillonné de la cour, les tilleuls aux odeurs entêtantes et les marronniers dont ils attendraient bientôt de quoi construire des bonhommes patate ou de quoi se faire un peu mal en se lançant à la tête leurs fruits durs et luisants, genoux écorchés et saignants avec discrétion, de s’être frottés au sol râpeux, cloche appelant à reprendre les rangs pour aller apprendre enfin ce qui les ferait grandir, sols carrelés et bien lessivés, où là encore toutes les nuances de brun se disputaient avec le gris comme s’il convenait de pas être trop gais quand on est là pour incorporer la discipline sans laquelle il est vain, leur disait-on, de prétendre devenir des hommes.