Terrain de tennis entre autres sols

Le terrain de tennis n’avait pas de marques au sol, il n’avait pour ainsi dire pas d’autres délimitations claires que les trois murs qui constituaient le garage de mamie et le portail, tout à la fois mur, adversaire et filet ; à bien y réfléchir, ce terrain de tennis ressemblait plutôt à un terrain de squash – qu’à cet âge, je prononçais encore squatsch- mais il suffisait à occuper mon frère de douze heure quinze à treize heures cinquante du lundi au vendredi ; à cela il fallait ajouter la raquette en plastique de plage et la balle en mousse bleue, cette balle en mousse a tant frotté contre la raquette en plastique de mon frère, contre le sol du garage de mamie, contre le portail du garage, qu’elle est devenue au fil des mois, au fil des années, un objet déchiqueté, appauvri, décati – singulier ; qui portait en lui les stigmates d’un temps qui n’existe plus, le temps de l’usure des choses – si j’en crois mon père, dont la voix se perd dans mes trous de mémoire, qui ne sont autres que l’usure des souvenirs trop ressassés s’effilochant sur la corde raide de la vie elle-même – une usure au carré donc, de la balle en mousse et du souvenir de la voix du père, qui fait que les tons passent comme les couleurs, que les surfaces se délitent, que les touchers se font rugueux là où ils étaient lisses et soyeux – une usure au cube même, si le sol usé du garage racontait les tracés d’un terrain de tennis imaginaire, les empreintes humides des pas du frère sur le ciment gris, les glissades in extremis pour sauver la balle se faisant la malle dans les poches des manteaux suspendus aux patères, les rêves de gloire retombés en même temps que les moutons de poussière, le sol aurait tant à dire de la puissance des coups, de ces matchs tennistiques acharnés contre l’adversaire brinquebalant, pourtant solide et faisant front, qui claquait des dents et sortait parfois de ses gonds, cette masse implacable que le frère tutoyait et qu’il aurait à l’usure – car ce ne serait pas lui, le fils du père qui perdrait dans le garage de mamie, réfugiée pour l’heure dans la cuisine entre le beurre-blanc et les betteraves rosées, écoutant distraitement le jeu des mille francs et son Super Banco, sans jamais réussir à répondre à la question posée, se contentant de marcher en chaussons à petits pas au rythme des applaudissements, guettant l’entrain du public télé-commandé qui lui semblait être le même que celui qu’elle retrouvait sur l’écran de télévision du salon qui diffusait alors le Juste Prix, jouant dans ses aller-retours, dans ses piétinements impénitents entre la cuisine et le séjour, jouant à ce jeu d’argent -ras des pâquerettes lui dirait mon père un jour de tempête- arasant les prétentions sociales, balayant les conventions, nivelant le haut et le bas, cherchant combien pouvait coûter une vitrine avec un si bel ensemble électroménager, une lampe halogène moderne, un canapé en velours dont on pouvait penser qu’il était confortable tant la jeune femme qui s’y était installée semblait à son aise et cherchant encore combien coûtait ce presse-jus électrique qui offrait le luxe d’appuyer sur un bouton pendant dix secondes, il y avait là un vrai casse-tête qui obligeait à faire marcher son cerveau, une petite gymnastique de l’esprit à laquelle elle se prêtait bien volontiers ; lors de la première phase du jeu, après avoir écouté attentivement la description du set de bureau compact avec aspirateur, dérouleur de ruban adhésif, stylo, colle, elle se campait sur ses deux jambes, le ventre appuyé contre le rebord de la table à manger, pointait le chausson contre le sol en découvrant le prix référence : quatre-vingt-quinze francs, et réfléchissait alors à la question posée par le présentateur : plus cher ou moins cher ? Faisant du mauvais esprit parfois, signalant qu’elle n’avait pas vu la marque, s’appliquant en vain à attribuer un prix à chaque objet qu’elle voyait, elle finissait par lâcher « plus cher » de retour dans la cuisine en entendant le décompte du Super Banco – sûre de sa victoire, elle n’attendait pas que la réponse lui fût donnée, ni du Juste Prix ni du Super Banco, à peine s’en assurait-elle en demandant si c’était ça, elle descendait deux marches pour prévenir mon frère qu’on passait à table, et dans une glissade, il lui assurait qu’il arrivait dès qu’il avait fini le point, il s’épongeait le front, transpirant et repartait de plus belle sur son terrain de jeu entre les rails du portail et les packs d’eau alignés– une fois, elle lui avait fait remarquer que son lacet était défait, et qu’il allait se blesser, cela ne manqua pas, la cheville tourna légèrement, il la saisit à deux mains et posa un genou à terre- mamie était aussi sorcière, elle guérissait des brûlures – ce qui valut à mon frère, le surlendemain, sa première visite chez le rebouteux que j’ai longtemps confondu avec le guérisseur de verrues plantaires – tout le temps du repas, assis sur une chaise qui me paraissait haute et qui nous empêchait de toucher le sol, mon frère gardait sa balle en poche, par peur de se la voir dérober sans doute, ou par superstition – comme souvent chez les joueurs de tennis professionnels qui ajustent leur bandeau deux fois derrière les oreilles avant chaque point ou qui évitent soigneusement de marcher sur les lignes du court entre deux jeux- il entrait entier dans son assiette et dévorait comme pour compenser les calories perdues en un temps record, puis, alourdi, il glissait de la table au canapé pour regarder l’épisode de La petite maison dans la Prairie, car il était impossible, d’une part, de rater un tel épisode, d’autre part de se relancer dans le match sans dessert ; La petite maison dans la prairie constituait alors une pause sentimentalo-romantico-épico-popu qui distrayait ce petit monde, elle représentait une vignette positive de la vie rurale où la culture de la sobriété et de l’attachement à la terre – valeurs auxquelles mon père tenaient – était exposée voire même célébrée au travers de socles familiaux solides, d’un réel sens de l’entraide et d’un goût de l’effort sensible, tout cela suffisait à nous en recommander solidement la lecture – pour ma mère – et à supporter l’idée – pour mon père – que nous nous abreuvions à la source d’une série américaine diffusée sur M6 chaque midi ; quand, le générique commençait, il fallait nous voir chantonner en chaussettes la mélodie, la ressasser, nous préparant déjà au moment de la chute de la petite Carrie Ingall’s – dont j’ai appris plus tard qu’elle n’avait pas été prévue lors de la réalisation de la séquence et finalement maintenue au montage- l’un de nous, quand ce n’était pas nous trois ensemble, trébuchait sur la moquette du salon devant l’écran pour mieux entrer en résonnance avec les filles de la petite maison qui dévalaient la prairie aux herbes hautes et que nous connaissions par cœur, autant parce que nous déjeunions chez mamie tous les midis de l’année scolaire que parce que chez nous, à quelques kilomètres de là, nous vivions encerclés de prairies tout à fait identiques à celles de la série, qu’égayaient quelques coquelicots au milieu d’herbes hautes et de terres ensauvagées, les filles Ingall’s fascinaient mon frère, ce n’était pas les couettes de Laura, ni les robes bouffantes de Mary, ni leurs poitrines gonflées par l’émotion – quoique peut-être- ce qui touchait mon frère c’était ce qu’elles incarnaient ; le triomphe de l’effort, le travail toujours récompensé, la simplicité du bonheur – les valeurs paternelles existaient donc pour de vrai puisque d’autres les partageaient, qu’au même moment, nous devions être des millions – moins ceux de la cantine – à sangloter devant l’écran, à regarder le cœur battant l’incendie involontaire du fils adoptif Albert ; mais combien pleurait sans honte ? Combien, gagnés par la pudeur, cherchait à ignorer ou à minorer l’émotion ? à commencer par mon frère qui remontait désespérément ses chaussettes, ou par mamie qui restait droite derrière sa chaise et refaisait en chaîne le nœud de son tablier ? Heureusement, il y avait la pub – pour se remettre ou pour s’oublier – Monsieur Propre fraîcheur lavande ouvrait le bal, un passage de serpillère suffisant à faire apparaître la lavande en lieu et place du carrelage blanc et froid, la femme ravie, se faisait danseuse étoile dans sa cuisine, enivrée tour à tour par le parfum à la lavande ou la fraîcheur de la cascade, Seat Ibiza venait après, un homme au volant d’une voiture rouge, dont seule la voix nous parvenait, pratiquait des tests sur route pour évaluer la performance des freins et celle du contrôle qu’offrait le véhicule, il s’extasiait de tout dans un dialogue avec la tour de contrôle jusqu’à ce qu’il découvre, au milieu de la piste désertique, une créature de rêve, jusqu’à ce qu’il demande si la créature de rêve était présente pour tester la banquette rabattable à l’arrière ; se voyant rétorquer par la tour de contrôle qu’elle n’était là que pour remettre des planches de surf et des valises, pourtant invisibles, il décidait alors de poursuivre son chemin, et nous arrivions à Crousti’cho, une sorte de beignet frit surgelé avec cœur coulant vache-qui-rit dont nos voisins raffolaient, eux chez qui s’arrêtait le marchand frigorifique, le même qui quelques mois plus tôt, était venu pour tenter de vendre les vingt-quatre tomes de l’Universalis à mamie, Chocapic suivait la marche précédant immédiatement Itinéris, le beurre Président, et les tablettes dégraissantes pour lave-vaisselle – ces cinq minutes de publicité, notre père nous avait appris à les boycotter en coupant le son ou en éteignant tout simplement la télévision durant cinq minutes, nous assurant que nous épargnions ainsi notre capital neurologique, que nous échappions à l’abêtissement des foules, volonté conjuguée des détenteurs des marques obscènes et des héraults de la société de consommation– qui deviendraient plus tard les acceptables capitalistes, défenseurs de la sacro-sainte croissance, nécessaire et imparfaite, qu’on défendait dans les milieux intellectuels et les sphères éclairées du pouvoir, croyait mon père – mais il ne suffisait pas que nous obtenions notre propre salut, aussi nous fallait-il être prosélytes et ce, dès le plus jeune âge pour convaincre nos camarades aux œillères des méfaits de la publicité, des têtes de gondoles, des goûters choco marketés hyper sucrés ; rien n’était laissé au hasard dans le sacerdoce familial, nous servirions aux autres par l’exemple, nous pourrions leur dire, leur expliquer, partager notre savoir, ne pas servir les intérêts d’un individualisme conquérant, ça non, nous serions dévoués et sincères, et, à chaque goûter, nous sortions – l’âme en peine et souvent honteux- notre petit sandwich beurre- fromage ou beurre- jambon blanc, délicatement nous retirions le papier d’aluminium – le même que mon père jetait systématiquement en ouvrant une tablette de chocolat noir considérant que le chocolat ne se perdrait pas, mieux, qu’il serait mangé dans la soirée et que cent cinquante grammes de chocolat, cela ne représentait rien pour un homme comme lui, grand et encore maigre- dans la cour de récréation, la boulette de papier d’aluminium comprimée dans la main gauche, cédait donc sa place au sandwich pain complet avec bords découpés pour éviter que la croûte ne soit désagréable dès la première bouchée, première bouchée qu’il nous arrivait de retarder le temps d’arriver aux toilettes ou que nous dissimulions aux yeux des camarades en recouvrant le plus possible le pain avec la main droite ; nous étions deux, ils étaient deux cents mais nous tînmes bon durant tout le cycle élémentaire – le passage en sixième fut fatal au sandwich qui abandonna les odeurs de cahiers pour celles de la poubelle du car dont je n’ai jamais su si le conducteur avait deviné que nous étions, mon frère et moi, à l’origine des relents de camembert ; car un jour, négligence ou hasard, le sandwich s’était retrouvé écrasé dès le matin, sans que personne ne s’en rende compte, le camembert coulant étalé sur le sol en vinyle du car, j’avais fait le trajet qui séparait l’arrêt de bus de la grille de l’école avec la semelle collante, la croûte dudit camembert dépassant du rebord externe de ma chaussure, incapable de signaler quoique ce soit, sans possibilité de s’essuyer sur une quelconque touffe d’herbe, feignant l’aise et l’entrain, soudain paralysée intérieurement, j’avais prié Faunus, dieu des troupeaux, de ne pas laisser moquer un tel camembert, produit d’une si belle espèce, ni de m’abandonner, moi mouton blanc qui rêvait de n’être pas remarqué, je crois que Faunus avait entendu l’appel de celle qu’il prit pour son petit Faune, sautillant à ses côtés pour détourner l’attention des camarades dans le couloir, prêtant sa croupe pour rejoindre au pas de course les toilettes, dévidant le papier, cherchant dans son cartable un échantillon de parfum, en vain – Longtemps, au-dessus du lavabo des toilettes pour filles du collège, j’ai vu le petit Faune danser dans le miroir, présageant une suite heureuse à ces instants honteux ; quelle ne fut donc pas ma surprise quand, allongée dans un duvet à carreaux bleus, sur la pelouse à chardons de mes parents, plusieurs années plus tard, je découvris la fascination qu’exerçait le sandwich au fromage sur mes amis d’enfance, eux que leurs parents plaçaient dans des boîtes en carton, exigeant qu’ils se tiennent sages et qu’ils ne dépérissent pas dans le noir, comme les cakes savane qu’ils déposaient dans leur boîte à goûter.

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2 commentaires à propos de “Terrain de tennis entre autres sols”

  1. sous le charme du court de tennis et de cette attention à lui portée… mais le sandwich au camembert à tout emporté (avez vous appris ensuite à l’apprécier, en d’autres circonstances ?)

    • Merci Brigitte de votre message. Je ne sais pas si ce « je » aime le camembert, je vais y réfléchir. Pour ma part, j’adore !
      Avez-vous la sensation de perdre quelque chose entre le terrain de tennis et le camembert ? de l’énergie ? de l’intérêt ?
      Au plaisir de vous lire.